| Une place à Séville. À droite, la porte de la manufacture de tabac. Au fond, face au public, pont praticable traversant la scène dans toute son étendue. De la scène on arrive à ce pont par un escalier tournant qui fait sa révolution à droite au-dessus de la porte de la manufacture de tabac. Le dessous du pont est praticable. A gauche, au premier plan, le corps de garde. Devant le corps de garde, une petite galerie couverte, exhaussée de deux ou trois marches; près du corps de garde, dans un râtelier, les lances des dragons avec leurs banderolles jaunes et rouges. | | No 1 - Prélude
No 2 - Scène et choeur
Au lever du rideau, une quinzaine de soldats (Dragons du régiment d'Almanza) sont groupés devant le corps de garde.
Les uns assis et fumant, les autres accoudés sur la balustrade de la galerie. Mouvement de passants sur la place. Des gens pressés, affairés vont, viennent, se rencontrent, se saluent, se bousculent, etc.
Choeur
Sur la place
Chacun passe,
Chacun vient, chacun va;
Drôles de gens que ces gens-là.
Drôles de gens! Drôles de gens!
Morales
A la porte du corps de garde,
Pour tuer le temps,
On fume, on jase, l'on regarde
Passer les passants.
Sur la place, etc.
Choeur
Sur la place, etc.
Depuis quelques minutes Micaëla est entrée. Jupe bleue, nattes tombant sur les épaules, hésitante, embarrassée, elle regarde les soldats, avance, recule, etc.
Morales
aux soldats
Regardez donc cette petite
Qui semble vouloir nous parler.
Voyez, voyez, elle tourne, elle hésite.
Choeur
À son secours il faut aller.
Morales
à Micaëla
Que cherchez-vous, la belle?
Micaela
Moi! Je cherche un brigadier.
Morales
Je suis là,
Voilà!
Micaela
Mon brigadier, à moi, s'appelle
Don José... Le connaissez-vous?
Morales
Don José, nous le connaissons tous.
Micaela
Vraiment? Est-il avec vous, je vous prie?
Morales
Il n'est pas brigadier dans notre compagnie.
Micaela
désolée
Alors il n'est pas là.
Morales
Non, ma charmante, il n'est pas là,
Mais tout à l'heure il y sera.
Oui, tout à l'heure il y sera.
Il y sera quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.
Tous
Il y sera quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.
Morales
Mais en attendant qu'il vienne,
Voulez-vous, la belle enfant,
Voulez-vous prendre la peine
D'entrer chez nous un instant?
Micaela
Chez vous!
Choeur
Chez nous.
Micaela
Non pas, non pas.
Grand merci, messieurs les soldats.
Morales
Entrez sans crainte, mignonne,
Je vous promets qu'on aura
Pour votre chère personne
Tous les égards qu'il faudra.
Micaela
Je n'en doute pas;
Cependant je reviendrai,
Je reviendrai, c'est plus prudent.
Reprenant en riant la phrase du sergent.
Je reviendrai quand la garde montante
Remplacera la garde descendante.
Morales et Le Choeur
entourant Micaëla
Il faut rester, car la garde montante
Va remplacer la garde descendante.
Morales
Vous resterez!
Micaela
cherchant à se dégager
Non pas! Non pas!
Morales et Le Choeur
Vous resterez, vous resterez, vous resterez.
Oui vous resterez, vous resterez.
Micaela
Non pas! Non pas! Non! Non! Non! Non!
Au revoir, messieurs les soldats.
Elle s'échappe et se sauve en courant.
Morales
L'oiseau s'envole,
On s'en console.
Reprenons notre passe-temps,
Et regardons passer les gens.
Choeur
Sur la place, etc.
No 2 a - Couplets de Morales
Le mouvement des passants qui avait cessé pendant la scène de Micaëla a repris avec une certaine animation. Parmi les gens qui vont et viennent, un vieux monsieur donnant le bras à une jeune dame... Le vieux monsieur voudrait continuer sa promenade, mais la jeune dame fait tout ce qu'elle peut pour le retenir sur la place. Elle paraît émue, inquiète. Elle regarde à droite, à gauche. Elle attend quelqu'un et ce quelqu'un ne vient pas. - Cette pantomime doit cadrer très exactement avec le couplet suivant.
Morales
Attention! Chut! Taisons-nous!
Voici venir un vieil époux,
Oeil soupçonneux, mine jalouse!
Il tient au bras sa jeune épouse;
L'amant sans doute n'est pas loin;
Il va sortir de quelque coin.
En ce moment un jeune homme entre rapidement sur la place.
Ah! Ah! Ah! Ah!
Le voilà.
Voyons comment ça tournera.
Le second couplet continue et s'adapte fidèlement à la scène mimée par les trois personnages. Le jeune homme s'approche du vieux monsieur et de la jeune dame, salue et échange quelques mots à voix basse, etc.
Morales
imitant le salut empressé du jeune homme.
Vous trouver ici, quel bonheur!
Prenant l'air rechigné du vieux mari.
Je suis bien votre serviteur.
Reprenant l'air du jeune homme.
Il salue, il parle avec grâce.
Puis l'air du vieux mari.
Le vieux mari fait la grimace;
imitant les mines souriantes de la dame
Mais d'un air très encourageant
La dame accueille le galant.
Le jeune homme, à ce moment, tire de sa poche un billet qu'il fait voir à la dame.
Ah! Ah! Ah! Ah!
L'y voilà.
Voyons comment ça tournera.
Le mari, la femme et le galant font tous les trois très lentement un petit tour sur la place. Le jeune homme cherchant à remettre son billet doux à la dame.
Morales
Ils font ensemble quelques pas;
Notre amoureux, levant le bras,
Fait voir au mari quelque chose,
Et le mari toujours morose
Regarde en l'air... Le tour est fait,
Car la dame a pris le billet.
Le jeune homme, d'une main, montre quelque chose en l'air au vieux monsieur et, de l'autre, passe le billet à la dame.
Ah! Ah! Ah! Ah!
Et voilà,
On voit comment ça tournera.
Tous
riant
Ah! Ah! Ah! Ah!
Et voilà,
On voit comment ça tournera.
No 3 - Choeur des gamins
On entend au loin, très au loin, une marche militaire, clairons et fifres. C'est la garde montante qui arrive. Le vieux monsieur et le jeune homme échangent une cordiale poignée de main. Salut respectueux du jeune homme à la dame. Un officier sort du poste. Les soldats du poste vont prendre leurs lances et se rangent en ligne devant le corps de garde. Les passants à droite forment un groupe pour assister à la parade. La marche militaire se rapproche, se rapproche... La garde montante débouche enfin venant de la gauche et traverse le pont. Deux clairons et deux fifres d'abord. Puis une bande de petits gamins qui s'efforcent de faire de grandes enjambées pour marcher au pas des dragons. - Aussi petits que possible les enfants. Derrière les enfants, le lieutenant Zuniga et le brigadier Don José, puis les dragons avec leurs lances.
Choeur des gamins
Avec la garde montante
Nous arrivons, nous voilà
Sonne, trompette éclatante,
Ta ra ta ta, ta ra ta ta;
Nous marchons la tête haute
Comme de petits soldats,
Marquant sans faire de faute,
Une... Deux... Marquant le pas.
Les épaules en arrière
Et la poitrine en dehors,
Les bras de cette manière
Tombant tout le long du corps;
Avec la garde montante
Nous arrivons, nous voilà!
Sonne, trompette éclatante,
Ta ra ta ta, ta ra ta ta.
La garde montante va se ranger à droite en face de la garde descendante. Dès que les petits gamins qui se sont arrêtes à droite devant les curieux ont fini de chanter, les officiers se saluent de l'épée et se mettent à causer à voix basse. On relève les sentinelles.
Mélodrame
Morales
à Don José
Il y a une jolie fille qui est venue te demander.
Elle a dit qu'elle reviendrait
José
Une jolie fille?
Morales
Oui, et gentiment habillée, une jupe bleue, des nattes tombant sur les épaules...
José
C'est Micaëla.
Ce ne peut être que Micaëla.
Morales
Elle n'a pas dit son nom.
Les factionnaires sont relevés. Sonneries des clairons. La garde descendante passe devant la garde montante. - Les gamins en troupe reprennent derrière les clairons et les fifres de la garde descendante la place qu'ils occupaient derrière les tambours et les fifres de la garde montante.
Choeur des gamins
Et la garde descendante
Rentre chez elle et s'en va.
Sonne, trompette éclatante,
Ta ra ta ta, ta ta ta ta.
Nous marchons la tête haute
Comme de petits soldats,
Marquant sans faire de faute,
Une... Deux... Marquant le pas.
Ta ta ta ta, ta ta ta ta, etc.
Soldats, gamins et curieux s'éloignent par le fond; choeur fifres et clairons vont diminuant. L'officier de la garde montante, pendant ce temps, passe silencieusement l'inspection de ses hommes. Quand le choeur des gamins et les fifres ont cessé de se faire entendre, le lieutenant dit.
Présentez lances... Haut lances... Rompez les rangs.
Les dragons vont tous déposer leurs lances dans le râtelier, puis ils rentrent dans le corps de garde. Don José et Zuniga restent seuls en scène.
Dialogue parlé
Zuniga
Dites-moi, brigadier?
José
se levant
Mon lieutenant.
Zuniga
Je ne suis dans 'e régiment que depuis deux jours et jamais je n'étais venu à Séville. Qu'est-ce que c'est que ce grand bâtiment?
José
C'est la manufacture de tabacs...
Zuniga
Ce sont des femmes qui travaillent là?
José
Oui, mon lieutenant. Elles n'y sont pas maintenant; tout à l'heure, après leur dîner; elles vont revenir. Et je vous réponds qu'alors il y aura du monde pour les voir passer.
Zuniga
Elles sont beaucoup?
José
Ma foi, elles sont bien quatre ou cinq cents qui roulent des cigares dans une grande salle...
Zuniga
Ce doit être curieux.
José
Oui, mais les hommes ne peuvent pas entrer dans cette salle sans une permission...
Zuniga
Ah!
José
Parce que, lorsqu'il fait chaud, ces ouvrières se mettent à leur aise, surtout les jeunes.
Zuniga
Il y en a des jeunes?
José
Mais oui, mon lieutenant.
Zuniga
Et de jolies?
José
en riant
Je le suppose... Mais à vous dire vrai, et bien que j'aie été de garde ici plusieurs fois déjà, je n'en suis pas bien sûr, car je ne les ai jamais beaucoup regardées...
Zuniga
Allons donc!
José
Que voulez-vous?... Ces Andalouses me font peur. Je ne suis pas fait à leurs manières, toujours à railler... Jamais un mot de raison...
Zuniga
Et puis nous avons un faible pour les jupes bleues et pour les nattes tombant sur les épaules...
José
riant
Ah! Mon lieutenant a entendu ce que me disait Moralès?...
Zuniga
Oui
José
Je ne le nierai pas... La jupe bleue, les nattes, c'est le costume de la Navarre... Ça me rappelle le pays.
Zuniga
Vous êtes Navarrais?
José
Et vieux chrétien. Don José Lizzarabengoa, c'est mon nom... On voulait que je fusse d'église, et l'on m'a fait étudier. Mais je ne profitais guère, j'aimais trop jouer à la paume... Un jour que j'avais gagné, un gars de l'Alava me chercha querelle; j'eus encore l'avantage, mais cela m'obligea de quitter le pays. Je me fis soldat! Je n'avais plus mon père; ma mère me suivit et vint s'établir à dix lieues de Séville... Avec la petite Micaëla... C'est une orpheline que ma mère a recueillie, et qui n'a pas voulu se séparer d'elle.
Zuniga
Et quel âge a-t-elle, la petite Micaëla?
José
Dix-sept ans...
Zuniga
Il fallait dire cela tout de suite... Je comprends maintenant pourquoi vous ne pouvez pas me dire si les ouvrières de la manufacture sont jolies ou laides...
La cloche de la manufacture se fait entendre.
José
Voici la cloche qui sonne, mon lieutenant, et vous allez pouvoir juger par vous-même... Quant à moi je vais faire une chaîne pour attacher mon épinglette.
No 4 - Choeur des cigarières
La place se remplit de jeunes gens qui viennent se placer sur le passage des cigarières. Les soldats sortent du poste. Don José s'assied sur une chaise, et reste là fort indifférent à toutes ces allées et venues, travaillant à son épinglette.
Choeur
La cloche a sonné, nous, des ouvrières
Nous venons ici guetter le retour;
Et nous vous suivrons, brunes cigarières,
En vous murmurant des propos d'amour.
A ce moment paraissent les cigarières, la cigarette aux lèvres. Elles passent sous le pont et descendent lentement en scène.
Choeur
Voyez-les... Regards impudents,
Mine coquette
Fumant toutes du bout des dents
La cigarette.
Les Cigarieres
Dans l'air, nous suivons des yeux
La fumée,
Qui vers les cieux
Monte,
Monte parfumée.
Cela monte gentiment
À la tête;
Tout doucement
Cela vous met l'âme en fête.
Le doux parler des amants
C'est fumée;
Leurs transports et leurs serments
C'est fumée.
Oui c'est fumée,
C'est fumée.
Les Jeunes Gens
aux cigarières
Sans faire les cruelles,
Écoutez-nous, les belles
Vous que nous adorons,
Que nous idolâtrons.
Les Cigarieres
Dans l'air,
Nous suivons des yeux la fumée,
La fumée.
Dans l'air, nous suivons des yeux
La fumée
Qui monte en tournant vers les cieux!
La fumée! La fumée!
Choeur
Mais nous ne voyons pas la Carmencita.
Les Cigarieres et Les Jeunes Gens
La voilà,
La voilà,
Voilà la Carmencita.
Entre Carmen. Absolument le costume et l'entrée indiqués par Mérimée. Elle a un bouquet de cassie à son corsage et une fleur de cassie dans le coin de la bouche. Trois ou quatre jeunes gens entrent avec Carmen. Ils la suivent, l'entourent, lui parlent. Elle minaude et caquette avec eux. Don José lève la tête. Il regarde Carmen, puis se remet à travailler tranquillement à son épinglette.
Les Jeunes Gens
entrés avec Carmen
Carmen, sur tes pas, nous nous pressons tous;
Carmen, sois gentille, au moins réponds-nous
Et dis-nous quel jour tu nous aimeras.
Carmen, dis-nous quel jour tu nous aimeras!
Carmen
les regardant
Quand je vous aimerai, ma foi, je ne sais pas.
Peut-être jamais, peut-être demain;
Mais pas aujourd'hui, c'est certain.
No 5 - Habanera
Carmen
L'amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser,
Et c'est bien en vain qu'on l'appelle
S'il lui convient de refuser.
Rien n'y fait; menace ou prière,
L'un parle bien, l'autre se tait;
Et c'est l'autre que je préfère,
Il n'a rien dit, mais il me plaît.
L'amour est enfant de Bohème,
Il n'a jamais, jamais connu de loi;
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime;
Si je t'aime,
Prends garde à toi!
L'oiseau que tu croyais surprendre
Battit de l'aile et s'envola
L'amour est loin, tu peux l'attendre
Tu ne l'attends plus... Il est là
Tout autour de toi, vite, vite,
Il vient, s'en va, puis il revient
Tu crois le tenir, il t'évite,
Tu crois l'éviter, il te tient.
L'amour est enfant de Bohème,
Il n'a jamais connu de loi;
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime;
Si je t'aime,
Prends garde à toi!
No 6 - Scène
Les Jeunes Gens
Carmen, sur tes pas, nous nous pressons tous;
Carmen, sois gentille, au moins réponds-nous!
Réponds-nous! Réponds-nous!
O Carmen! Sois gentille, au moins réponds-nous!
Moment de silence. Les jeunes gens entourent Carmen,celle-ci les regarde l'un après l'autre, sort du cercle qu'ils forment autour d'elle et s'en va droit à Don José, qui est toujours occupé de son épinglette.
Carmen
Eh! Compère, qu'est-ce que tu fais là?...
José
Je fais une chaîne avec du fil de laiton, une chaîne pour attacher mon épinglette.
Carmen
riant
Ton épinglette, vraiment! Ton épinglette, épinglier de mon âme...
Elle arrache de son corsage la fleur de cassie et la lance à Don José. Il se lève brusquement. La fleur de cassie est tombée à ses pieds. Eclat de rire général.
Choeur
L'amour est enfant de Bohème,
Il n'a jamais, jamais connu de loi,
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime!
Si je t'aime, prends garde à toi!
La cloche de la manufacture sonne une deuxième fois.
Sortie des ouvrières et des jeunes gens. Carmen sort la première en courant et elle entre dans la manufacture. Les jeunes gens sortent à droite et à gauche. Zuniga qui, pendant cette scène bavardait avec deux ou trois ouvrières, les quitte et rentre dans le poste après que les soldats y sont rentrés. Don José reste seul.
Monologue
José
Qu'est-ce que cela veut dire, ces façons-là?... Quelle effronterie!...
En souriant.
Tout ça parce que je ne faisais pas attention à elle! Alors, suivant l'usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, elle est venue...
Il regarde la fleur de cassie qui est par terre, à ses pieds. Il la ramasse.
Avec quelle adresse elle me l'a lancée, cette fleur... Là, juste entre les deux yeux... Ça m'a fait l'effet d'une balle qui m'arrivait...
Il respire le parfum de la fleur.
Comme c'est fort!... Certainement s'il y a des sorcières, cette fille-là en est une.
Entre Micaëla.
Dialogue parlé
Micaela
Monsieur le brigadier?
José
cachant précipitamment la fleur de cassie
Quoi?... Qu'est-ce que c'est?... Micaëla!...C'est toi...
Micaela
C'est moi!
José
Et tu viens de là-bas?
Micaela
Et je viens de là-bas...
C'est votre mère qui m'envoie...
No 7 - Duo
José
Parle-moi de ma mère!
Parle-moi de ma mère!
Micaela
J'apporte de sa part, fidèle messagère,
Cette lettre.
José
regardant la lettre
Une lettre.
Micaela
Et puis un peu d'argent
elle lui remet une petite bourse
Pour ajouter à votre traitement,
Et puis
José
Et puis?
Micaela
Et puis?... Vraiment je n'ose,
Et puis... Encore une autre chose
Qui vaut mieux que l'argent et qui,
Pour un bon fils,
Aura sans doute plus de prix.
José
Cette autre chose, quelle est-elle?
Parle donc.
Micaela
Oui, je parlerai;
Ce que l'on m'a donné,
Je vous le donnerai.
Votre mère avec moi sortait de la chapelle,
Et c'est alors qu'en m'embrassant,
Tu vas, m'a-t-elle dit, t'en aller à la ville:
La route n'est pas longue,
Une fois à Séville,
Tu chercheras mon fils,
Mon José, mon enfant
Et tu lui diras que sa mère
Songe nuit et jour à l'absent
Qu'elle regrette et qu'elle espère,
Qu'elle pardonne et qu'elle attend;
Tout cela, n'est-ce pas? Mignonne,
De ma part tu le lui diras,
Et ce baiser que je te donne
De ma part tu le lui rendras.
José
très ému
Un baiser de ma mère?
Micaela
Un baiser pour son fils.
José
Un baiser de ma mère?
Micaela
Un baiser pour son fils!
José, je vous le rends, comme je l'ai promis.
Micaëla se hausse un peu sur la pointe des pieds et donne à Don José un baiser bien franc, bien maternel. Don José très ému la laisse faire. Il la regarde bien dans les yeux. - Un moment de silence.
José
continuant de regarder Micaëla
Ma mère, je la vois
Oui je revois mon village!
O souvenirs d'autrefois,
Doux souvenirs du pays!
Doux souvenirs du pays!
O souvenirs chéris!
Vous remplissez mon coeur
De force et de courage.
O souvenirs chéris!
Ma mère je la vois, je revois mon village!
Micaela
Sa mère, il la revoit!
Il revoit son village!
Ô souvenirs d'autrefois!
Souvenirs du pays!
Vous remplissez son coeur
De force et de courage.
O souvenirs chéris!
Sa mère il la revoit, il revoit son village!
José
les yeux fixés sur la manufacture
Qui sait de quel démon
J'allais être la proie!
Même de loin,
Ma mère me défend,
Et ce baiser qu'elle m'envoie,
Ce baiser qu'elle m'envoie
Ecarte le péril et sauve son enfant.
Micaela
Quel démon, quel péril?
Je ne comprends pas bien.
Que veut dire cela?
José
Rien! Rien!
Parlons de toi, la messagère
Tu vas retourner au pays...
Micaela
Oui, ce soir même,
Demain je verrai votre mère.
José
Tu la verras! Eh bien tu lui diras:
Que son fils l'aime et la vénère,
Et qu'il se repent aujourd'hui.
Il veut que là-bas sa mère
Soit contente de lui!
Tout cela, n'est-ce pas? Mignonne,
De ma part, tu le lui diras;
Et ce baiser que je te donne,
De ma part tu le lui rendras.
Il l'embrasse.
Micaela
Oui, je vous le promets
De la part de son fils
José, je le rendrai
Comme je l'ai promis.
José
Ma mère, je la vois! etc.
Micaela
Sa mère, il la revoit! etc.
Dialogue parlé
José
Attends un peu maintenant... Je vais lire sa lettre...
Micaela
J'attendrai, monsieur le brigadier, j'attendrai...
José
embrassant la lettre avant de commencer à lire
Ah!
Lisant
Continue à te bien conduire, mon enfant! L'on t'a promis de te faire maréchal des logis, peut-être alors pourras-tu quitter le service, te faire donner une petite place et revenir près de moi? Je commence à me faire bien vieille. Tu reviendrais près de moi et tu te marierais, nous n'aurions pas, je pense, grand'peine à te trouver une femme, et je sais bien, quant à moi, celle que je te conseillerais de choisir: c'est tout justement celle qui te porte ma lettre... Il n'y en a pas de plus sage et de plus gentille...
Micaela
l'interrompant
Il vaut mieux que je ne sois pas là!...
José
Pourquoi donc?...
Micaela
troublée
Je viens de me rappeler que votre mère m'a chargé de quelques petits achats: je vais m'en occuper tout de suite.
José
Attends un peu, j'ai fini...
Micaela
Vous finirez quand je ne serai plus là...
José
Mais la réponse?
Micaela
Je reviendrai la prendre avant mon départ et je la porterai à votre mère... Adieu!
José
Micaëla!
Micaela
Non, non... Je reviendrai, j'aime mieux cela... Je reviendrai, je reviendrai...
Elle sort.
José
lisant
Il n'y en a pas de plus sage, ni de plus gentille... Il n'y en a pas surtout qui t'aime davantage... Et si tu voulais... ' Oui, ma mère, oui, je ferai ce que tu désires... J'épouserai Mïcaëla, et quant à cette bohémienne, avec ses fleurs qui ensorcellent...
Au moment où il va arracher les fleurs de sa veste, grande rumeur dans l'intérieur de la manufacture. - Entre Zuniga suivi des soldats.
No 8 - Choeur
Zuniga
Que se passe-t-il donc là-bas?
Les ouvrières sortent rapidement et en désordre.
Choeur des Cigarieres
Au secours! N'entendez-vous pas?
Au secours, messieurs les soldats!
Premier groupe de femmes
C'est la Carmencita.
Deuxieme groupe de femmes
Non, non, ce n'est pas elle.
Premier groupe
C'est la Carmencita.
Deuxieme groupe
Non, non, ce n'est pas elle! Pas du tout!
Premier groupe
C'est elle! Si fait, si fait c'est elle!
Elle a porté les premiers coups.
Toutes les femmes
entourant le lieutenant
Ne les écoutez pas, monsieur, écoutez-nous,
Ecoutez-nous, monsieur, écoutez-nous!
Premier groupe
elles tirent l'officier de leur côté
La Manuelita disait
Et répétait à voix haute
Qu'elle achèterait sans faute
Un âne qui lui plaisait.
Deuxieme groupe
même jeu
Alors la Carmencita
Railleuse à son ordinaire,
Dit: Un âne, pour quoi faire?
Un balai te suffira.
Premier groupe
Manuelita riposta
Et dit à sa camarade:
Pour certaine promenade
Mon âne te servira.
Deuxieme groupe
Et ce jour-là tu pourras
A bon droit faire la fière;
Deux laquais suivront derrière
T'émouchant à tour de bras.
Toutes les femmes
Là-dessus toutes les deux
Se sont prises aux cheveux.
Zuniga
Au diable tout ce bavardage.
à Don José
Prenez, José, deux hommes avec vous
Et voyez là-dedans qui cause ce tapage.
Premier groupe
C'est la Carmencita!
Deuxieme groupe
Non, non ce n'est pas elle!
Premier groupe
Si fait, si fait c'est elle!
Deuxieme groupe
Pas du tout!
Premier groupe
Elle a porté les premiers coups!
Zuniga
Holà!
Eloignez-moi toutes ces femmes-là.
Toutes les femmes
Monsieur!
Monsieur!
Ne les écoutez pas! Monsieur, écoutez nous!
Premier groupe
C'est la Carmencita qui porta les premiers coups!
Deuxieme groupe
C'est la Manuelita qui porta les premiers coups!
Premier groupe
La Carmencita!
Deuxieme groupe
La Manuelita!
Premier groupe
Si! Si! Si! Si!
Elle a porté les premiers coups!
C'est la Carmencita!
Deuxieme groupe
Non! Non! Non! Non!
Elle a porté les premiers coups!
C'est la Manuelita!
Les soldats réussissent enfin à repousser les cigarières. Les femmes sont maintenues à distance autour de la place par une haie de dragons. Carmen paraît, sur la porte de la manufacture, amenée par Don José et suivie par deux dragons.
Dialogue parlé
Zuniga
Voyons, brigadier... Maintenant que nous avons un peu de silence... Qu'est-ce que vous avez trouvé là-dedans?
José
J'ai d'abord trouvé trois cents femmes, criant, hurlant, gesticulant, faisant un tapage à ne pas entendre Dieu tonner... D'un côté il y en avait une, les quatre fers en l'air, qui criait: Confession! Confession!... Je suis morte... Elle avait sur la figure un X qu'on venait de lui marquer en deux coups de couteau... En face de la blessée j'ai vu...
Il s'arrête sur un regard de Carmen.
Zuniga
Eh bien?
José
J'ai vu mademoiselle...
Zuniga
Mademoiselle Carmencita?
José
Oui, mon lieutenant
Zuniga
Et qu'est-ce qu'elle disait, Mademoiselle Carmencita?
José
Elle ne disait rien, mon lieutenant, elle serrait les dents et roulait des yeux comme un caméléon.
Carmen
On m'avait provoquée... Je n'ai fait que me défendre... Monsieur le brigadier vous le dira...
à José
N'est-ce pas, monsieur le brigadier?
José
après un moment d'hésitation
Tout ce que j'ai pu comprendre au milieu du bruit, c'est qu'une discussion s'était élevée entre ces deux dames, et qu'à la suite de cette discussion, mademoiselle, avec le couteau dont elle coupait le bout des cigares, avait commencé à dessiner des croix de saint André sur le visage de sa camarade.
Zuniga regarde Carmen; celle-ci, après un regard à DonJosé et un très léger haussement d'épaules, est redevenue impassible.
Le cas m'a paru clair. J'ai prié mademoiselle de me suivre...Elle a d'abord fait un mouvement comme pourrésister... Puis elle s'est
résignée... Et m'a suivi, douce comme un mouton!
Zuniga
Et la blessure de l'autre femme?
José
Très légère, mon lieutenant, deux balafres à fleur de peau.
Zuniga
à Carmen
Eh bien! La belle, vous avez entendu le brigadier?...
à José
Je n'ai pas besoin de vous demander si vous avez dit la vérité.
José
Foi de Navarrais, Mon lieutenant!
Carmen se retourne brusquement et regarde encore une fois José.
Zuniga
à Carmen
Eh bien!... Vous avez entendu?... Avez-vous quelque chose à répondre?... Parlez, j'attends...
No 9 - Chanson et mélodrame
Carmen, au lieu de répondre se met à fredonner.
Carmen
Tra la la la la la la la
Coupe-moi, brûle-moi,
Je ne te dirai rien,
Tra la la la la la la la
Je brave tout, le feu, le fer
Et le ciel même.
Zuniga
Ce ne sont pas des chansons que je te demande, c'est une réponse.
Carmen
Tra la la la la la la la
Mon secret je le garde et je le garde bien:
Tra la la la la la la la
J'en aime un autre et meurs en disant que je l'aime.
Zuniga
Ah! Ah! Nous le prenons sur ce ton-là...
à José
Ce qui est sûr, n'est-ce pas, c'est qu'il y eut des coups de couteau, et que c'est elle qui les a donnés.
En ce moment cinq ou six femmes à droite réussissent à forcer la ligne des factionnaires et se précipitent sur la scène en criant: «Oui, oui, c'est elle!... S' Une de ces femmes se trouve près de Carmen. Celle-ci lève la main et veut se jeter sur la femme. Don José arrête Carmen. Les soldats écartent les femmes, et les repoussent cette fois tout à fait hors de la scène. Quelques sentinelles continuent à rester en vue gardant les abords de la place.
Zuniga
à Carmen
Eh! Eh! Vous avez la main leste décidément.
aux soldats
Trouvez-moi une corde.
Moment de silence pendant lequel Carmen se remet à fredonner de la façon la plus impertinente en regardant l'officier.
Un Soldat
apportant une corde
Voilà, mon lieutenant.
Zuniga
à Don José
Prenez et attachez-moi ces deux jolies mains.
Carmen, sans faire la moindre résistance, tend en souriant ses deux mains à Don José.
C'est dommage vraiment, car elle est gentille... Mais si gentille que vous soyez, vous n'en irez pas moins faire un tour en prison. Vous pourrez y chanter vos chansons de bohémienne. Le porte-clefs vous dira ce qu'il en pense.
Les mains de Carmen sont liées, on la fait asseoir sur un escabeau devant le corps de garde. Elle reste là immobile, les yeux à terre.
Je vais écrire l'ordre.
à Don José
C'est vous qui la conduirez...
Il sort.
Un petit moment de silence. Carmen lève les yeux et regarde Don José. Celui-ci se détourne, s'éloigne de quelques pas, puis revient à Carmen qui le regarde toujours.
Dialogue parlé
Carmen
Où me conduirez-vous?...
José
À la prison, ma pauvre enfant...
Carmen
Hélas! Que deviendrai-je? Seigneur officier, ayez pitié de moi... Vous êtes si gentil...
José ne répond pas, s'éloigne et revient, toujours sous le regard de Carmen.
Cette corde, comme vous l'avez serrée, cette corde...
J'ai les poignets brisés.
José
s'approchant de Carmen
Si elle vous blesse, je puis la desserrer... Le lieutenant m'a dit de vous attacher les mains... Il ne m'a pas dit...
Il desserre la corde.
Carmen
bas
Laisse-moi m'échapper, je te donnerai un morceau de la bar lachi, une petite pierre qui te fera aimer de toutes les femmes.
José
s'éloignant
Nous ne sommes pas ici pour dire des balivernes... Il faut aller à la prison. C'est la consigne, et il n'y a pas de remèdes.
Silence.
Carmen
Tout à l'heure vous avez dit: foi de Navarrais... Vous êtes des Provinces?...
José
Je suis d'Elizondo...
Carmen
Et moi d'Etchalar...
José
s'arrêtant
D'Etchalar!... C'est à quatre heures d'Elizondo, Etchalar.
Carmen
Oui, c'est là que je suis née... J'ai été emmenée par des bohémiens à Séville. Je travaillais à la manufacture pour gagner de quoi retourner en Navarre, près de ma pauvre mère qui n'a que moi pour soutien... On m'a insultée parce que je ne suis pas de ce pays de filous, de marchands d'oranges pourries, et ces coquines se sont mises contre moi parce que je leur ai dit que tous leurs Jacques de Séville avec leurs couteaux ne feraient pas peur à un gars de chez nous avec son béret bleu et son maquila. Camarade, mon ami, ne ferez-vous rien pour une payse?
José
Vous êtes Navarraise, vous?
Carmen
Sans doute.
José
Allons donc... Il n'y a pas un mot de vrai... Vos yeux seuls, votre bouche, votre teint... Tout vous dit bohémienne...
Carmen
Bohémienne, tu crois?
José
J'en suis sûr...
Carmen
Au fait, je suis bien bonne de me donner la peine de mentir... Oui, je suis bohémienne, mais tu n'en feras pas moins ce que je te demande... Tu le feras parce que tu m'aimes...
José
Moi!
Carmen
Eh! Oui, tu m'aimes... Ne me dis pas non, je m'y connais! Tes égards, la facon dont tu me parles. Et cette fleur que tu as gardée. Oh! Tu peux la jeter maintenant... Cela n'y fera rien. Elle est restée assez de temps sur ton coeur; le charme a opéré...
José
avec colère
Ne me parle plus, tu entends, je te défends de me parler...
Carmen
C'est très bien, seigneur officier, c'est très bien. Vous me défendez de parler, je ne parlerai plus.
No 10 - Séguedille et duo
Carmen
Près des remparts de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,
J'irai danser la séguedille
Et boire du Manzanilla!
J'irai chez mon ami Lillas Pastia.
Oui, mais toute seule on s'ennuie,
Et les vrais plaisirs sont à deux.
Donc pour me tenir compagnie,
J'emmènerai mon amoureux
Mon amoureux!... Il est au diable
Je l'ai mis à la porte hier.
Mon pauvre coeur très consolable,
Mon coeur est libre comme l'air.
J'ai des galants à la douzaine,
Mais ils ne sont pas à mon gré;
Voici la fin de la semaine,
Qui veut m'aimer je l'aimerai.
Qui veut mon âme... Elle est à prendre.
Vous arrivez au bon moment,
Je n'ai guère le temps d'attendre,
Car avec mon nouvel amant
Près des remparts de Séville.
Chez mon ami Lillas Pastia,
J'irai danser la séguedille
Et boire du Manzanilla.
Oui, j'irai chez mon ami
Lillas Pastia!
José
Tais-toi, je t'avais dit de ne pas me parler.
Carmen
Je ne te parle pas... Je chante pour moi-même,
Et je pense... Il n'est pas défendu de penser,
Je pense à certain officier qui m'aime,
Et qu'à mon tour, oui qu'à mon tour
Je pourrais bien aimer!
José
Carmen!
Carmen
Mon officier n'est pas un capitaine,
Pas même un lieutenant,
Il n'est que brigadier.
Mais c'est assez pour une bohémienne,
Et je daigne m'en contenter!
José
déliant la corde qui attache les mains de Carmen
Carmen, je suis comme un homme ivre,
Si je cède, si je me livre,
Ta promesse, tu la tiendras.
Ah! Si je t'aime, Carmen,
Carmen tu m'aimeras.
Carmen
Oui...
José
Chez Lillas Pastia.
Carmen
Nous danserons la séguedille
En buvant du manzanilla.
José
Tu le promets!
Carmen! Tu le promets!
Carmen
Ah! Près des remparts de Séville
Chez mon ami Lillas Pastia,
Nous danserons la séguedille
Et boirons du Manzanilla.
Tra la la la la la la la la la la!
José
Le lieutenant!... Prenez garde.
Carmen va se replacer sur son escabeau, les mains derrière le dos. Rentre Zuniga.
No 11 - Final
Zuniga
Voici l'ordre, partez et faites bonne garde...
Carmen
bas, à José
En chemin je te pousserai, je te pousserai
Aussi fort que je le pourrai
Laisse-toi renverser... Le reste me regarde!
Elle se place entre les deux dragons. José à côté d'elle.
Les femmes et les bourgeois pendant ce temps sont rentrés en scène toujours maintenus à distance par les dragons.
Carmen traverse la scène de gauche à droite allant vers le pont...
Carmen
L'amour est enfant de Bohème,
Il n'a jamais connu de loi;
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime,
Si je t'aime, prends garde à toi.
En arrivant à l'entrée du pont à droite, Carmen pousse José qui se laisse renverser. Confusion, désordre, Carmen s'enfuit. Arrivée au milieu du pont, elle s'arrête un instant, jette sa corde à la volée par-dessus le parapet du pont et se sauve pendant que sur la scène, avec de grands éclats de rire, les cigarières entourent le lieutenant. | | La taverne de Lillas Pastia. Tables à droite et à gauche. Carmen, Mercédès, Frasquita, le lieutenant Zuniga, Morales et un lieutenant. C'est la fin d'un dîner. La table est en désordre. Les officiers et les bohémiens raclent de la guitare dans un coin de la taverne et deux bohémiennes, au milieu de la scène, dansent. Carmen est assise regardant danser les bohémiennes, le lieutenant lui parle bas, mais elle ne fait aucune attention à lui. Elle se lève tout à coup et se met à chanter. | | No 12 - Chanson bohème
Carmen
Les tringles des sistres tintaient
Avec un éclat métallique.
Et sur cette étrange musique
Les zingarellas se levaient.
Tambours de basque allaient leur train.
Et les guitares forcenées
Grincaient sous des mains obstinées,
Même chanson, même refrain.
Tra la la la la la la, Tra la la la la.
Sur ce refrain, les bohémiennes dansent.
Carme, Fransquita et Mercedes
Tra la la la la, Tra la la la la.
Carmen
Les anneaux de cuivre et d'argent
Reluisaient sur les peaux bistrées;
D'orange ou de rouge zébrées
Les étoffes flottaient au vent:
La danse au chant se mariait
D'abord indécise et timide.
Plus vive ensuite et plus rapide,
Cela montait, montait, montait!
Tra la la la la la la la, Tra la la la la la.
Carme, Fransquita et Mercedes
Tra la la la la, Tra la la la la.
Carmen
Les bohémiens à tour de bras,
De leurs instruments faisaient rage,
Et cet éblouissant tapage,
Ensorcelait les zingaras!
Sous le rythme de la chanson,
Ardentes, folles, enfiévrées,
Elles se laissaient, enivrées,
Emporter par le tourbillon!
Tra la la la la la la, Tra la la la la.
Carme, Fransquita et Mercedes
Tra la la la la, Tra la la la la.
Mouvement de danse très rapide, très violent. Carmen elle-même danse et vient, avec les dernières notes de l'orchestre, tomber haletante sur un banc de la taverne. Après la danse, Lillas Pastia se met à tourner autour des officiers d'un air embarrassé.
Dialogue parlé
Zuniga
Vous avez quelque chose à nous dire, maître Lillas Pastia?
Pastia
Mon Dieu, messieurs...
Morales
Parle, voyons...
Pastia
Il commence à se faire tard... et je suis, plus que personne, obligé d'observer les règlements. Monsieur le corrégidor étant assez mal disposé à mon égard... je ne sais pas pourquoi il est mal disposé...
Zuniga
Je le sais très bien, moi. C'est parce que ton auberge est le rendez-vous ordinaire de tous les contrebandiers de la province.
Pastia
Que ce soit pour cette raison ou pour une autre, je suis obligé de prendre garde... or, je vous le répète, il commence à se faire tard.
Morales
Cela veut dire que tu nous mets à la porte!...
Pastia
Oh! non, messieurs les officiers... oh! non... je vous fais seulement observer que mon auberge devrait être fermée depuis dix minutes...
Zuniga
Dieu sait ce qui s'y passe dans ton auberge une fois qu'elle est fermée...
Pastia
Oh! mon lieutenant...
Zuniga
Enfin, nous avons encore, avant l'appel, le temps d'aller passer une heure au théâtre... vous y viendrez avec nous, n'est-ce pas, les belles?
Pastia fait signe aux bohémiennes de refuser.
Frasquita
Non, messieurs les officiers, non, nous restons ici, nous.
Zuniga
Comment, vous ne viendrez pas
Mercedes
C'est impossible...
Morales
Mercédès!
Mercedes
Je regrette...
Morales
Frasquita!...
Frasquita
Je suis désolée...
Zuniga
Mais toi, Carmen, je suis bien sûr que tu ne refuseras pas...
Carmen
C'est ce qui vous trompe, mon lieutenant... Je refuse et encore plus nettement qu'elles deux si c'est possible...
Pendant que le lieutenant parle à Carmen, Moralès et les deux autres lieutenants essayent de fléchir Frasquita et Mercédès.
Zuniga
Tu m'en veux?
Carmen
Pourquoi vous en voudrais-je?
Zuniga
Parce qu'il y a un mois, j'ai eu la cruauté de t'envoyer à la prison...
Carmen
comme si elle ne se rappelait pas
A la prison?
Zuniga
J'étais de service, je ne pouvais pas faire autrement.
Carmen
même jeu
A la prison... je ne me souviens pas d'être allée à la prison...
Zuniga
Je sais pardieu bien que tu n'y es pas allée... le brigadier qui était chargé de te conduire ayant jugé à propos de te laisser échapper... et de se faire dégrader et emprisonner pour cela...
Carmen
sérieuse
Dégrader et emprisonner?...
Zuniga
Mon Dieu oui... on n'a pas voulu admettre qu'une aussi petite main ait été assez forte pour renverser un homme...
Carmen
Oh!
Zuniga
Cela n'a pas paru naturel...
Carmen
Et ce pauvre garçon est redevenu simple soldat?
Zuniga
Oui... et il a passé un mois en prison...
Carmen
Mais il en est sorti?
Zuniga
Depuis hier seulement!
Carmen
faisant claquer ses castagnettes
Tout est bien, puisqu'il en est sorti, tout est bien.
Zuniga
À la bonne heure, tu te consoles vite...
Carmen
à part
Et j'ai raison...
Haut
Si vous m'en croyez, vous ferez comme moi, vous voulez nous emmener, nous ne voulons pas vous suivre... vous vous consolerez...
Morales
Il faudra bien.
La scène est interrompue par un choeur chanté dans la coulisse.
No 13 - Choeur
Choeur
Vivat! Vivat le torero!
Vivat! Vivat Escamillo!
Jamais homme intrépide
N'a par un coup plus beau
D'une main plus rapide
Terrassé le taureau!
Vivat! Vivat! Vivat!
Zuniga
Qu'est-ce que c'est que ça?
Mercedes
Une promenade aux flambeaux...
Morales
Et qui promène-t-on?
Frasquita
Je le reconnais... c'est Escamillo... un torero qui s'est fait remarquer aux dernières courses de Grenade et qui promet d'égaler la gloire de Montes et de Pepe Illo...
Zuniga
Pardieu, il faut le faire venir... nous boirons en son honneur!
Morales
C'est cela, je vais l'inviter.
Il va êi la fenêtre.
Monsieur le torero... voulez-vous nous faire l'amitié de monter ici? Vous y trouverez des gens qui aiment fort tous ceux qui, comme vous, ont de l'adresse et du courage...
Quittant la fenêtre
Il vient...
Pastia
suppliant
Messieurs les officiers, je vous avais dit...
Zuniga
Ayez la bonté de nous laisser tranquilles, maître Lillas Pastia, et faites-nous apporter de quoi boire...
Choeur
Vivat! Vivat le torero!
Vivat! Vivat Escamillo!
Vivat! Vivat! vivat!
Paraît Escamillo.
Dialogue parlé
Zuniga
Ces dames et nous, vous remercions d'avoir accepté notre invitation; nous n'avons pas voulu vous laisser passer sans boire avec vous au grand art de la tauromachie.
Escamillo
Messieurs les officiers, je vous remercie.
No 14 - Couplets
Escamillo
Votre toast... je peux vous le rendre,
Señors, Señors, car avec les soldats
Oui les toreros peuvent s'entendre,
Pour plaisirs ils ont les combats.
Le cirque est plein, c'est jour de fête,
Le cirque est plein du haut en bas.
Les spectateurs perdant la tête,
Les spectateurs s'interpellent à grands fracas:
Apostrophes, cris et tapage
Poussés jusques à la fureur.
Car c'est la fête du courage,
C'est la fête des gens de cour.
Allons en garde! Allons! Allons! Ah!
Toréador, en garde,
Toréador, toréador,
Et songe bien, oui songe en combattant
Qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend.
Toréador, l'amour,
L'amour t'attend!
Tous
Toréador en garde,
Toréador, toréador
En combattant songe qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend,
Toréador, l'amour, l'amour t'attend!
Escamillo
Tout d'un coup on fait silence;
On fait silence. Ah que se passe-t-il?
Plus de cris; c'est l'instant
Le taureau s'élance en bondissant hors du toril...
Il s'élance, il entre, il frappe, un cheval roule
Entraînant un picador.
«Ah bravo toro!», hurle la foule.
Le taureau va... il vient... il vient et frappe encor!
En secouant ses banderilles,
Plein de fureur, il court!
Le cirque est plein de sang;
On se sauve, on franchit les grilles;
C'est ton tour maintenant.
Allons en garde! Allons! Allons! Ah!
Toréador, en garde!
Toréador, toréador!
Et songe bien, oui songe en combattant
Qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend.
Toréador, l'amour t'attend!
Tous
Toréador en garde!
Toréador! Toréador!
En combattant songe qu'un oeil noir te regarde,
Et que l'amour t'attend.
Toréador, l'amour, l'amour t'attend!
Mercedes
L'amour!
Escamillo
L'amour!
Frasquita
L'amour!
Escamillo
L'amour!
Carmen
L'amour!
Escamillo
L'amour!
Tous
Toréador, Toréador!
L'amour t'attend!
On boit, on échange des poignées de main avec le toréador.
Dialogue parlé
Pastia
Messieurs les officiers, je vous en prie.
Zuniga
C'est bien, c'est bien, nous partons.
Les officiers commencent à se préparer à partir. - Escamillo se trouve près de Carmen.
Escamillo
Dis-moi ton nom, et la première fois que je frapperai le taureau, ce sera ton nom que je prononcerai.
Carmen
Je m'appelle la Carmencita.
Escamillo
La Carmencita?
Carmen
Carmen, la Carmencita, comme tu voudras.
Escamillo
Eh bien! Carmen ou la Carmencita, si je m'avisais de t'aimer et d'être aimé de toi, qu'est-ce que tu me répondrais?
Carmen
Je répondrais que tu peux m'aimer tout à ton aise, mais que quant à être aimé de moi pour le moment, il n'y faut pas songer!
Escamillo
Ah!
Carmen
C'est comme ça.
Escamillo
J'attendrai alors et je me contenterai d'espérer...
Carmen
Il n'est pas défendu d'attendre et il est toujours agréable d'espérer.
Morales
à Frasquita et à Mercédès
Vous ne venez pas décidément?
MERCÉDÈS ET Frasquita
sur un nouveau signe de Pastia
Mais non, mais non...
Morales
à Zuniga
Mauvaise campagne, lieutenant.
Zuniga
Bah! La bataille n'est pas encore perdue...
Bas à Carmen
Ecoute-moi, Carmen, puisque tu ne veux pas venir avec nous, c'est moi qui dans une heure reviendrai ici.
Carmen
Ici?
Zuniga
Oui, dans une heure... après l'appel.
Carmen
Je ne vous conseille pas de revenir...
Zuniga
riant
Je reviendrai tout de même.
haut
Nous partons avec vous, torero, et nous nous joindrons au cortège qui vous accompagne.
Escamillo
C'est un grand honneur pour moi, je tâcherai de ne pas m'en montrer indigne lorsque je combattrai sous vos yeux.
Tout le monde sort, excepté Carmen, Frasquita, Mercédès et Lillas Pastia.
Frasquita
à Pastia
Pourquoi étais-tu si pressé de les faire partir et pourquoi nous as-tu fait signe de ne pas les suivre?
Pastia
Le Dancaïre et le Remendado viennent d'arriver... ils ont à vous parler de vos affaires, des affaires d'Egypte.
Carmen
Le Dancaïre et le Remendado?
Pastia
ouvrant une porte et appelant du geste
Oui, les voici... tenez...
Entrent le Dancaïre et le Remendado. - Pastia ferme les portes, met les volets, etc.
Frasquita
Eh bien, les nouvelles?
Le Dancaire
Pas trop mauvaises, les nouvelles; nous arrivons de Gibraltar...
Le Remendado
Jolie ville, Gibraltar!... On y voit des Anglais, beaucoup d'Anglais, de jolis hommes les Anglais; un peu froids, mais distingués.
Le Dancaire
Remendado!
Le Remendado
Patron?
Le Dancaire
mettant la main sur son couteau
Vous comprenez?
Le Remendado
Parfaitement, patron...
Le Dancaire
Taisez-vous, alors. Nous arrivons de Gibraltar, nous avons arrangé, avec un patron de navire, l'embarquement de marchandises anglaises. Nous irons les attendre près de la côte, nous en cacherons une partie dans la montagne et nous ferons passer le reste. Tous nos camarades ont été prévenus... ils sont ici,
cachés, mais c'est de vous trois surtout dont nous avons besoin... vous allez partir avec nous...
Carmen
riant
Pour quoi faire? Pour vous aider à porter des ballots?...
Le Remendado
Oh! Non... faire porter des ballots à des dames... ça ne serait pas distingué.
Le Dancaire
menaçant
Remendado?
Le Remendado
Oui, patron.
Le Dancaire
Nous ne vous ferons pas porter de ballots, mais nous avons besoin de vous pour autre chose.
No 15 - Quintette
Le Dancaire
Nous avons en tête une affaire.
Mercedes et Frasquita
Est-elle bonne, dites-nous?
Le Dancaire
Elle est admirable, ma chère
Mais nous avons besoin de vous.
Le Remendado
Oui, nous avons besoin de vous!
Carmen
De nous?
Le Dancaire
De vous!
Frasquita
De nous?
Le Remendado
De vous!
Mercedes
De nous?
Frasquita, Mercedes et Carmen
Quoi! Vous avez besoin de nous?
Le Remendado et Le Dancaire
Oui, nous avons besoin de vous!
Car nous l'avouons humblement,
Et fort respectueusement,
Oui nous l'avouons humblement:
Quand il s'agit de tromperie,
De duperie, de volerie,
Il est toujours bon, sur ma foi,
D'avoir les femmes avec soi,
Et sans elles,
Mes toutes belles,
On ne fait jamais rien de bien.
Frasquita, Mercedes et Carmen
Quoi! Sans nous jamais rien
De bien?
Le Dancaire et Le Remendado
N'êtes vous pas de cet avis?
Frasquita, Mercedes et Carmen
Si fait, je suis de cet avis.
Si fait vraiment je suis de cet avis.
Tous les Cinq
Quand il s'agit de tromperie,
De duperie, de volerie
Il est toujours bon sur ma foi
D'avoir les femmes avec soi.
Et sans elles, les toutes belles,
On ne fait jamais rien de bien.
Le Dancaire
C'est dit alors, vous partirez.
Mercedes et Frasquita
Quand vous voudrez.
Le Remendado
Mais tout de suite.
Carmen
Ah! Permettez, permettez.
à Mercédès et à Frasquita
S'il vous plaît de partir, partez.
Mais je ne suis pas du voyage;
Je ne pars pas... je ne pars pas.
Le Remendado et Le Dancaire
Carmen, mon amour, tu viendras,
Et tu n'auras pas le courage
De nous laisser dans l'embarras.
Carmen
Je ne pars pas, je ne pars pas.
Frasquita et Mercedes
Ah! Ma Carmen tu viendras!
Le Dancaire
Mais au moins la raison, Carmen tu la diras?
Frasquita, Mercedes, Le Dancaire et Le Remendado
La raison! La raison! La raison! La raison!
Carmen
Je la dirai certainement.
Le Dancaire, Le Remendado, Frasquita et Mercedes
Voyons! Voyons! Voyons! Voyons!
Carmen
La raison c'est qu'en ce moment...
Le Dancaire et Le Remendado
Eh bien?
Frasquita et Mercedes
Eh bien?
Carmen
Je suis amoureuse.
Le Dancaire et Le Remendado
Qu'a-t-elle dit? Qu'a-t-elle dit?
Frasquita et Mercedes
Elle dit qu'elle est amoureuse!
Le Dancaire, Le Remendado, Frasquita et Mercedes
Amoureuse! Amoureuse!
Le Dancaire
Voyons, Carmen, sois sérieuse.
Carmen
Amoureuse à perdre l'esprit.
Le Dancaire et Le Remendado
La chose certes nous étonne,
Mais ce n'est pas le premier jour
Où vous aurez su, ma mignonne.
Faire marcher de front le devoir et l'amour.
Carmen
Mes amis, je serais fort aise
De pouvoir partir avec vous ce soir,
Mais cette fois, ne vous déplaise,
Il faudra que l'amour passe avant le devoir.
Le Dancaire
Ce n'est pas là ton dernier mot?
Carmen
Absolument.
Le Remendado
Il faut que tu te laisses attendrir.
Tous les quatre
Il faut venir, Carmen, il faut venir.
Pour notre affaire,
C'est nécessaire,
Car entre nous...
Carmen
Quant à cela, je l'admets avec vous.
Tous les cinq
Quand il s'agit de tromperie,
De duperie, de volerie, etc.
Dialogue parlé
Le Dancaire
En voilà assez; je t'ai dit qu'il fallait venir, et tu viendras... je suis le chef...
Carmen
Comment dis-tu ça?
Le Dancaire
Je te dis que je suis le chef...
Carmen
Et tu crois que je t'obéirai?
Le Dancaire
furieux
Carmen!...
Carmen
très calme
Eh bien!
Le Remendado
se jetant entre le Dancaïre et Carmen
Je vous en prie... des personnes si distinguées...
Le Dancaire
envoyant un coup de pied que le Remendado évite.
Attrape ça, toi...
Le Remendado
se redressant
Patron
Le Dancaire
Qu'est-ce que c'est?
Le Remendado
Rien, patron!
Le Dancaire
Amoureuse... ce n'est pas une raison, cela.
Le Remendado
Le fait est que ce n'en est pas une... moi aussi je suis amoureux et ça ne m'empêche pas de me rendre utile.
Carmen
Partez sans moi... j'irai vous rejoindre demain, mais pour ce soir je reste...
Frasquita
Je ne t'ai jamais vue comme cela; qui attends-tu donc?...
Mercedes
Ce soldat qui était en prison?
Carmen
Oui
Frasquita
Et à qui, il y a quinze jours, le geôlier a remis de ta part un pain dans lequel il y avait une pièce d'or et une lime?
Carmen
remontant vers la fenêtre
Oui.
Le Dancaire
Il s'en est servi de cette lime?
Carmen
Non.
Le Dancaire
Tu vois bien! Ton soldat aura eu peur d'être puni plus rudement qu'il ne l'avait été; ce soir encore il aura peur... tu auras beau entr'ouvrir les volets et regarder s'il vient, je parierais qu'il ne viendra pas.
Carmen
Ne parie pas, tu perdrais...
No 16 - Chanson
José
la voix très éloignée
Halte-là!
Qui va là?
Dragon d'Almanza...
Carmen
Écoutez! Le voilà!
José
Où t'en vas-tu par là,
Dragon d'Almanza!
Moi je m'en vais faire
Mordre la poussière
À mon adversaire.
S'il en est ainsi,
Passez mon ami.
Affaire d'honneur,
Affaire de cour,
Pour nous tout est là.
Dragon d'Almanza!
Carmen, le Dancaïre, le Remendado, Mercédès et Frasquita, par les volets entr'ouverts, regardent venir Don José.
Dialogue parlé
Mercedes
C'est un dragon, ma foi.
Frasquita
Et un beau dragon.
Le Dancaire
à Carmen
Eh bien, puisque tu ne veux venir que demain, sais-tu au moins ce que tu devrais faire?
Carmen
Qu'est-ce que je devrais faire?
Le Dancaire
Tu devrais décider ton dragon à venir avec toi et à se joindre à nous.
Carmen
Ah!... Si cela se pouvait!... mais il n'y faut pas penser ce sont des bêtises... il est trop niais.
Le Dancaire
Pourquoi l'aimes-tu puisque tu conviens toi-même...
Carmen
Parce qu'il est joli garçon donc et qu'il me plaît.
Le Remendado
avec fatuité
Le patron ne comprend pas ça, lui... qu'il suffise d'être joli garçon pour plaire aux femmes...
Le Dancaire
Attends un peu, toi, attends un peu...
Le Remendado se sauve et sort. Le Dancaïre le poursuit et sort à son tour entraînant Mercédès et Frasquita qui essaient de le calmer.
José
la voix beaucoup plus rapprochée
Halte-là!
Qui va là?
Dragon d'Almanza!
Où t'en vas-tu par là,
Dragon d'Almanza?
Exact et fidèle, je vais où m'appelle
L'amour de ma belle.
S'il en est ainsi,
Passez mon ami,
Affaire d'honneur,
Affaire de coeur,
Pour nous tout est là.
Dragon d'Almanza!
Carmen
Enfin... te voilà... C'est bien heureux!
José
Il y a deux heures seulement que je suis sorti de prison.
Carmen
Qui t'empêchait de sortir plus tôt? Je t'avais envoyé une lime et une pièce d'or... avec la lime il fallait scier le plus gros barreau de ta prison... avec la pièce d'or il fallait, chez le premier fripier venu, changer ton uniforme pour un habit bourgeois.
José
En effet, tout cela était possible.
Carmen
Pourquoi ne l'as-tu pas fait?
José
Que veux-tu? J'ai encore mon honneur de soldat, et déserter me semblerait un grand crime... Oh! Je ne t'en suis pas moins reconnaissant... Tu m'as envoyé une lime et une pièce d'or... La lime me servira pour affiler ma lance et je la garde comme souvenir de toi. Lui tendant la pièce d'or.
Quant à l'argent...
Carmen
Tiens, il l'a gardé... Ça se trouve à merveille...
Criant et frappant
Holà!... Lillas Pastia, holà!... nous mangerons tout, tu me régales... Holà! Holà!
Entre Pastia
Pastia
l'empêchant de crier
Prenez donc garde...
Carmen
lui jetant la pièce
Tiens, attrape... et apporte-nous des fruits confits; apporte-nous des bonbons, apporte-nous des oranges, apporte-nous du Manzanilla... apporte-nous de tout ce que tu as, de tout, de tout...
Pastia
Tout de suite, Mademoiselle Carmencita.
Carmen
à José
Tu m'en veux alors et tu regrettes de t'être fait mettre en prison pour mes beaux yeux?
José
Quant à cela non, par exemple.
Carmen
Vraiment?
José
L'on m'a mis en prison, l'on m'a ôté mon grade, mais ça m'est égal.
Carmen
Parce que tu m'aimes?
José
Oui, parce que je t'aime, parce que je t'adore.
Carmen
mettant ses deux mains dans les mains de José
Je paie mes dettes... c'est notre loi à nous autres bohémiennes... Je paie mes dettes, je paie mes dettes...
Rentre Lillas Pastia apportant sur un plateau des oranges, des bonbons, des fruits confits, du Manzanilla.
Carmen
Mets tout cela ici... un seul coup, n'aie pas peur...
Pastia obéit et la moitié des objets roule par terre.
Ça ne fait rien, nous ramasserons tout cela nous-mêmes.
Sauve-toi maintenant, sauve-toi, sauve-toi.
Pastia sort.
Mets-toi là et mangeons de tout! De tout! De tout!
Elle est assise; Don José s'assied en face d'elle.
José
Tu croques les bonbons comme un enfant de six ans...
Carmen
C'est que je les aime... Ton lieutenant était ici tout à l'heure, avec d'autres officiers, il nous ont fait danser la Romalis...
José
Tu as dansé?
Carmen
Oui; et quand j'ai eu dansé, ton lieutenant s'est permis de me dire qu'il m'adorait...
José
Carmen!
Carmen
Qu'est-ce que tu as?... Est-ce que tu serais jaloux, par hasard?
José
Mais certainement, je suis jaloux...
Carmen
Ah bien!... Canari, va!. Tu es un vrai canari d'habit et de caractère... allons, ne te fâche pas... pourquoi es-tu jaloux? Parce que j'ai dansé
tout à l'heure pour ces officiers... Eh bien, si tu le veux, je danserai pour toi maintenant, pour toi seul.
José
Si je le veux, je crois bien que je le veux...
Carmen
Où sont mes castagnettes?... Qu'est-ce que j'ai fait de mes castagnettes?
en riant
C'est toi qui me les a prises, mes castagnettes?
José
Mais non!
Carmen
tendrement
Mais si, mais si... je suis sûre que c'est toi... ah bah! En voilà des castagnettes.
Elle casse une assiette, avec deux morceaux de faïence se fait des castagnettes et les essaie...
Ah! Ça ne vaudra jamais mes castagnettes... Où sont-elles donc?
José
trouvant les castagnettes sur la table à droite
Tiens, les voici.
Carmen
riant
Ah! Tu vois bien... c'est toi qui les avais prises...
José
Ah! Que je t'aime, Carmen, que je t'aime!
Carmen
Je l'espère bien.
No 17 - Duo
Carmen
Je vais danser en votre honneur
Et vous verrez, seigneur,
Comment je sais moi-même accompagner ma danse,
Mettez-vous là, Don José, je commence.
La la la la la la la la la la la la...
Elle fait asseoir Don José dans un coin du théâtre. Petite danse. Carmen du bout des lèvres fredonne un air qu'elle accompagne avec ses castagnettes. Don José la dévore des yeux. On entend au loin, très loin, des clairons qui sonnent la retraite. Don José prête l'oreille. Il croit entendre les clairons, mais les castagnettes de Carmen claquent très bruyamment. Don José s'approche de Carmen, lui prend le bras, et l'oblige à s'arrêter.
José
Attends un peu, Carmen, rien qu'un moment, arrête.
Carmen
Et pourquoi, s'il te plaît?
José
Il me semble, là-bas...
Oui, ce sont nos clairons qui sonnent la retraite.
Ne les entends-tu pas?
Carmen
Bravo! Bravo! J'avais beau faire...
Il est mélancolique
De danser sans orchestre. Et vive la musique qui nous tombe du ciel!
La la la la la la la la la la...
Elle reprend sa chanson qui rythme sur la retraite sonnée au dehors par les clairons. Carmen se remet à danser et Don José se remet à
regarder Carmen. La retraite approche... approche... approche... passe sous les fenêtres de l'auberge... puis s'éloigne...
Le son des clairons va s'affaiblissant. Nouvel effort de Don José pour s'arracher à cette contemplation de Carmen... Il lui prend le bras
et l'oblige encore à s'arrêter.
José
Tu ne m'a pas compris... Carmen, c'est la retraite...
Il faut que, moi, je rentre au quartier pour l'appel.
Le bruit de la retraite cesse tout à coup.
Carmen
regardant Don José qui remet sa giberne et rattache le ceinturon de son sabre.
Au quartier! Pour l'appel!
Ah! j'étais vraiment trop bête!
Je me mettais en quatre et je faisais des frais
Pour amuser monsieur, je chantais... je dansais.
Je crois, Dieu me pardonne,
Qu'un peu plus, je l'aimais
Ta ta ta ta, c'est le clairon qui sonne!
Il part! Il est parti!
Va-t'en donc, canari.
Avec fureur, lui envoyant son shako à la volée.
Prends ton shako, ton sabre, ta giberne.
Et va-t'en, mon garçon,
Va-t'en,
Retourne à ta caserne.
José
C'est mal à toi, Carmen, de te moquer de moi;
Je souffre de partir... car jamais,
Jamais femme,
Jamais femme avant toi
Non, non jamais, jamais femme avant toi
Aussi profondément n'avait troublé mon âme.
Carmen
Il souffre de partir
Car jamais femme avant moi
Aussi profondément
N'avait troublé son âme!
Ta ta ta ta, mon Dieu... c'est la retraite.
Ta ra ta ta, je vais être en retard,
Ô mon Dieu, ô mon Dieu c'est la retraite!
Je vais être en retard. Il perd la tête.
Il court, et voilà son amour.
José
Ainsi tu ne crois pas
À mon amour?
Carmen
Mais non!
José
Eh bien! Tu m'entendras.
Carmen
Je ne veux rien entendre...
José
Tu m'entendras!
Carmen
Tu vas te faire attendre!
Non! Non! Non! Non!
José
violemment
Tu m'entendras! Oui, tu m'entendras!
Je le veux, Carmen, tu m'entendras!
De la main gauche il a saisi brusquement le bras de Carmen; de la main droite, il va chercher sous sa veste d'uniforme la fleur de cassie que Carmen lui a jetée au premier acte. Il montre cette fleur à Carmen.
José
La fleur que tu m'avais jetée,
Dans ma prison m'était restée,
Flétrie et sèche, cette fleur
Gardait toujours sa douce odeur;
Et pendant des heures entières,
Sur mes yeux fermant mes paupières
De cette odeur je m'enivrais
Et dans la nuit je te voyais.
Je me prenais à te maudire
À te détester, à me dire:
Pourquoi faut-il que le destin
L'ait mise là sur mon chemin?
Puis je m'accusais de blasphème
Et je ne sentais en moi-même
Qu'un seul désir, un seul espoir,
Te revoir, ô Carmen, oui te revoir!...
Car tu n'avais eu qu'à paraître,
Qu'à jeter un regard sur moi
Pour t'emparer de tout mon être,
Ô ma Carmen.
Et j'étais une chose à toi.
Carmen, je t'aime!
Carmen
Non, tu ne m'aimes pas.
José
Que dis-tu?
Carmen
Non, tu ne m'aimes pas, non!
Car si tu m'aimais,
Là-bas, là-bas tu me suivrais.
José
Carmen!
Carmen
Oui! Là-bas, là-bas dans la montagne...
José
Carmen!
Carmen
Là-bas, là-bas tu me suivrais,
Sur ton cheval tu me prendrais,
Et comme un brave à travers la campagne,
En croupe, tu m'emporterais.
Là-bas, là-bas dans la montagne...
José
Carmen!
Carmen
Là-bas, là-bas tu me suivrais.
Tu me suivrais, si tu m'aimais.
Tu n'y dépendrais de personne,
Point d'officier à qui tu doives obéir,
Et point de retraite qui sonne
Pour dire à l'amoureux qu'il est temps de partir.
Le ciel ouvert, la vie errante,
Pour pays l'univers, et pour loi ta volonté,
Et surtout la chose enivrante,
La liberté! La liberté!
José
Mon Dieu!
Carmen
Là-bas, là-bas dans la montagne...
José
Carmen!
Carmen
Là-bas, là-bas, si tu m'aimais...
José
Tais-toi!
Carmen
Là-bas, là-bas tu me suivrais!
Sur ton cheval tu me prendrais,
Et comme un brave à travers la campagne,
Oui, tu m'emporterais
Si tu m'aimais!
José
Ah! Carmen, hélas, tais-toi! Tais-toi!
Mon Dieu!
Hélas! Hélas! Pitié! Carmen!
Pitié!
Ô mon Dieu! Hélas!
Carmen
Oui, n'est-ce pas?
Là-bas, là-bas tu me suivras.
Là-bas, là-bas tu me suivras.
Tu m'aimes et tu me suivras.
Là-bas, là-bas emporte-moi!
José
Ah! Tais-toi! Tais-toi!
S'arrachant brusquement des bras de Carmen.
Non, je ne veux plus t'écouter
Quitter mon drapeau... déserter
C'est la honte, c'est l'infamie,
je n'en veux pas!
Carmen
Eh bien, pars!
José
Carmen, je t'en prie.
Carmen
Non, je ne t'aime plus, va! Je te hais!
José
Écoute! Carmen!
Carmen
Adieu! Mais adieu pour jamais.
José
Eh bien, soit!... Adieu, adieu pour jamais.
Carmen
Va-t'en!
José
Carmen! Adieu, adieu pour jamais!
Carmen
Adieu!
Il va en courant jusqu'à la porte... Au moment où il y arrive, on frappe... Don José s'arrête. Silence. On frappe encore.
No 18 - Final
Zuniga
Holà! Carmen! Holà! Holà!
José
Qui frappe? Qui vient là?
Carmen
Tais-toi!... Tais-toi!
Zuniga
faisant sauter la porte.
J'ouvre moi-même et j'entre.
II entre et voit Don José. A Carmen.
Ah fi! Ah! Fi la belle,
Le choix n'est pas heureux; c'est se mésallier
de prendre le soldat quand on a l'officier.
à Don José
Allons! Décampe.
José
Non.
Zuniga
Si fait, tu partiras.
José
Je ne partirai pas.
Zuniga
le frappant
Drôle!
José
sautant sur son sabre
Tonnerre! Il va pleuvoir des coups.
Zuniga dégaine à moitié.
Carmen
se jetant entre eux deux
Au diable le jaloux!
appelant
À moi! À moi!
Le Dancaïre, le Remendado et les bohémiens paraissent de tous les côtés. Carmen d'un geste montre Zuniga aux bohémiens; le Dancaïre et le Remendado se jettent sur lui, le désarment.
Carmen
Bel officier, bel officier, l'amour
Vous joue en ce moment un assez vilain tour,
Vous arrivez fort mal et nous sommes forcés,
Ne voulant être dénoncés,
De vous garder au moins pendant une heure.
Le Dancaire et Le Remendado
Mon cher monsieur, mon cher monsieur,
Nous allons s'il vous plaît quitter cette demeure.
Vous viendrez avec nous?
Vous viendrez avec nous?
Carmen
C'est une promenade.
Le Dancaire et Le Remendado
Consentez-vous? Consentez-vous?
Répondez camarade!
Zuniga
Certainement,
D'autant plus que votre argument
Est un de ceux auxquels
On ne résiste guère.
Mais gare à vous plus tard.
Le Dancaire
avec philosophie
La guerre, c'est la guerre.
En attendant, mon officier,
Passez devant sans vous faire prier.
Le Remendado et le Choeur
Passez devant sans vous faire prier.
L'officier sort, emmené par quatre bohémiens, le pistolet à la main.
Carmen
à Don José
Es-tu des nôtres maintenant?
José
Il le faut bien.
Carmen
Ah! Le mot n'est pas galant,
Mais qu'importe, va, tu t'y feras
Quand tu verras
Comme c'est beau la vie errante,
Pour pays l'univers,
Pour loi ta volonté,
Et surtout la chose enivrante:
La liberté! La liberté!
Frasquita, Mercedes, Carmen et les femmes
Suis-nous à travers la campagne,
Viens avec nous dans la montagne,
Suis-nous et tu t'y feras, tu t'y feras
Quand tu verras, là-bas,
Comme c'est beau la vie errante,
Pour pays l'univers;
Et pour loi sa volonté!
Et surtout la chose enivrante:
La liberté!
Le Remendado, Le Dancaire et les hommes
Ami, suis-nous dans la campagne,
Viens avec nous à la montagne, etc.
José
Ah!
Tous
Le ciel ouvert, la vie errante,
Pour pays tout l'univers
Pour loi ta volonté,
Et surtout la chose enivrante:
La liberté! La liberté! | | Le rideau se lève sur des rochers... site pittoresque et sauvage... Solitude complète et nuit noire. Prélude musical.
Au bout de quelques instants, un contrebandier paraît au haut des rochers, puis un autre, puis deux autres, puis vingt autres çà et là, descendant et escaladant des rochers. Des hommes portent de gros ballots sur les épaules. | | Le rideau se lève sur des rochers... site pittoresque et sauvage... Solitude complète et nuit noire. Prélude musical.
Au bout de quelques instants, un contrebandier paraît au haut des rochers, puis un autre, puis deux autres, puis vingt autres çà et là, descendant et escaladant des rochers. Des hommes portent de gros ballots sur les épaules.
No 19 - Sextuor et choeur
Choeur
Écoute, écoute, compagnon, écoute,
La fortune est là-bas, là-bas,
Mais prends garde pendant la route,
Prends garde de faire un faux pas.
Frasquita, Mercedes, Carmen, José, Le Remendado et Le Dancaire
Notre métier est bon, mais pour le faire il faut
Avoir une âme forte,
Et le péril, le péril est en haut,
Il est en bas, il est en haut,
Il est partout qu'importe!
Nous allons devant nous, sans souci du torrent,
Sans souci de l'orage,
Sans souci du soldat, qui là-bas nous attend,
Et nous guette au passage.
Sans souci, nous allons en avant!
Écoute, compagnon, écoute,
La fortune est là-bas, là-bas...
Mais prends garde pendant la route,
Prends garde de faire un faux pas.
Prends garde! Prends garde!
Dialogue parlé
Le Dancaire
Halte! Nous allons nous arrêter ici... ceux qui ont sommeil pourront dormir pendant une demi-heure...
Le Remendado
s'étendant avec volupté
Ah!
Le Dancaire
Je vais, moi, voir s'il y a moyen de faire entrer les marchandises dans la ville... une brèche s'est faite dans le mur d'enceinte et nous pourrions passer par là; malheureusement on a mis un factionnaire pour garder cette brèche.
José
Lillas Pastia nous a fait savoir que, cette nuit, ce factionnaire serait un homme à nous...
Le Dancaire
Oui, mais Lillas Pastia a pu se tromper... le factionnaire qu'il veut dire a pu être changé... Avant d'aller plus loin je ne trouve pas mauvais de m'assurer moi-même...
appelant
Remendado!
Le Remendado
se réveillant
Hé?
Le Dancaire
Debout, tu vas venir avec moi...
Le Remendado
Mais, patron...
Le Dancaire
Qu'est-ce que c'est?
Le Remendado
se levant
Voilà, patron, voilà!...
Le Dancaire
Allons, passe devant.
Le Remendado
Et moi qui rêvais que j'allais pouvoir dormir... C'était un rêve, hélas! C'était un rêve!...
Il sort suivi du Dancaïre.
Pendant la scène entre Carmen et José, quelques
bohémiens allument un feu près duquel Mercédès et Frasquita viennent s'asseoir, les autres se roulent dans leurs manteaux, se couchent et s'endorment.
José
Voyons, Carmen... si je t'ai parlé trop durement, je t'en
demande pardon, faisons la paix.
Carmen
Non.
José
Tu ne m'aimes plus, alors?
Carmen
Ce qui est sûr, c'est que je t'aime beaucoup moins qu'autrefois... et que si tu continues à t'y prendre de
cette façon-là, je finirai par ne plus t'aimer du tout... Je ne veux pas être tourmentée ni surtout commandée. Ce que je veux, c'est être libre et faire ce qui me plaît.
José
Tu es le diable, Carmen?
Carmen
Oui. Qu'est-ce que tu regardes là, à quoi penses-tu?
José
Je me dis que là-bas... à sept ou huit lieues d'ici tout au plus, il y a un village, et dans ce village une bonne
vieille femme qui croit que je suis encore un honnête homme...
Carmen
Une bonne vieille femme?
José
Oui; ma mère.
Carmen
Ta mère... Eh bien là, vrai, tu ne ferais pas mal d'aller
la retrouver, car décidément tu n'es pas fait pour vivre
avec nous... chien et loup ne font pas longtemps bon
ménage...
José
Carmen...
Carmen
Sans compter que le métier n'est pas sans péril pour ceux qui, comme toi, refusent de se cacher quand ils entendent des coups de fusil... plusieurs des nôtres y ont laissé leur peau, ton tour viendra.
José
Et le tien aussi... si tu me parles encore de nous séparer et situ ne te conduis pas avec moi comme je veux que tu te conduises...
Carmen
Tu me tuerais, peut-être?
José ne répond pas.
A la bonne heure... j'ai vu plusieurs fois dans les cartes que nous devions finir ensemble.
Faisant claquer ses castagnettes.
Bah! Arrive qui plante...
José
Tu es le diable, Carmen?...
Carmen
Mais oui, je te l'ai déjà dit...
Elle tourne le dos à José et va s'asseoir près de Mercédès et de Frasquita. - Après un instant d'indécision, José s'éloigne à son tour et va s'étendre sur les rochers. - Pendant les dernières répliques de
la scène, Mercédès et Frasquita ont étalé des cartes
devant elles.
No 20 - Trio
Mercedes
Mêlons!
Frasquita
Mêlons!
Mercedes
Coupons!
Frasquita
Coupons.
Mercedes
Bien, c'est cela.
Frasquita
Bien, c'est cela.
Mercedes
Trois cartes ici...
Frasquita
Trois cartes ici...
Mercedes
Quatre là!
Frasquita
Quatre là.
Mercedes et Frasquita
Et maintenant, parlez, mes belles,
De l'avenir donnez-nous des nouvelles;
Dites-nous qui nous trahira,
Dites-nous qui nous aimera.
Parlez, parlez!
Parlez, parlez!
Dites-nous qui nous trahira,
Dites-nous qui nous aimera.
Frasquita
Parlez! Parlez!
Mercedes
Parlez! Parlez!
Frasquita
Moi, je vois un jeune amoureux
Qui m'aime on ne peut davantage.
Mercedes
Le mien est très riche et très vieux
Mais il parle de mariage.
Frasquita
Il me campe sur son cheval,
Et dans la montagne il m'entraîne.
Mercedes
Dans un château presque royal,
Le mien m'installe en souveraine.
Frasquita
De l'amour à n'en plus finir,
Tous les jours nouvelles folies.
Mercedes
De l'or tant que j'en puis tenir,
Des diamants... des pierreries.
Frasquita
Le mien devient un chef fameux,
Cent hommes marchent à sa suite.
Mercedes
Le mien, en croirai-je mes yeux
Oui... Il meurt! Ah je suis veuve
Et j'hérite.
Frasquita et Mercedes
Parlez encor, parlez, mes belles,
De l'avenir donnez-nous des nouvelles;
Dites-nous qui nous trahira,
Dites-nous qui nous aimera.
Parlez encor! Parlez encor!
Elles recommencent à consulter les cartes.
Mercedes
Fortune!
Frasquita
Amour!
Carmen depuis le commencement de la scène suivant du regard le jeu de Mercédès et de Frasquita.
Carmen
Voyons, que j'essaie à mon tour.
Elle se met à tourner les cartes.
Carreau, pique... la mort!
J'ai bien lu... moi d'abord.
Montrant Don José endormi.
Ensuite lui... pour tous les deux la mort.
À voix basse, tout en continuant à mêler les cartes.
En vain pour éviter les réponses amères,
En vain tu mêleras,
Cela ne sert à rien, les cartes sont sincères
Et ne mentiront pas.
Dans le livre d'en haut,
Si ta page est heureuse,
Mêle et coupe sans peur,
La carte sous tes doigts
Se tournera joyeuse
T'annonçant le bonheur.
Mais si tu dois mourir, si le mot redoutable
Est écrit par le sort,
Recommence vingt fois
La carte impitoyable
Répétera: la mort!
Oui, si tu dois mourir,
Recommence vingt fois
La carte impitoyable
Répétera: la mort.
Encor! Encor! Toujours la mort.
Frasquita et Mercedes
Parlez encor
Parlez, mes belles,
De l'avenir donnez-nous des nouvelles;
Dites-nous qui nous trahira,
Dites-nous qui nous aimera.
Fortune! Amour!
Carmen
Encor! Encor!
Le désespoir!
La mort, la mort. Encor!
La mort. Toujours la mort.
Mercedes
Fortune!
Frasquita
Amour!
Carmen
Toujours la mort!
Toutes les trois
Encor! Encor! Encor! Encor!
Rentrent le Dancaïre et le Remendado.
Dialogue parlé
Carmen
Eh bien?
Le Dancaire
Eh bien, j'avais raison de ne pas me fier aux renseignements de Lillas Pastia; nous n'avons pas trouvé son factionnaire, mais en revanche nous avons aperçu trois douaniers qui gardaient la brêche et qui la gardaient bien, je vous assure.
Carmen
Savez-vous leurs noms à ces douaniers?
Le Remendado
Certainement nous savons leurs noms; qui est-ce qui
connaîtrait les douaniers si nous ne les connaissions pas? Il y avait Eusebio, Perez et Bartolomé.
Frasquita
Eusebio...
Mercedes
Perez...
Carmen
Et Bartolomé...
en riant
N'ayez pas peur, Dancaïre, nous vous en répondons de vos trois douaniers...
José
furieux
Carmen!
Le Dancaire
Ah! toi, tu vas nous laisser tranquilles avec ta jalousie... le jour vient et nous n'avons pas de temps à perdre... En route, les enfants.
On commence à prendre les ballots.
Quant à toi...
s'adressant à José
je te confie la garde des marchandises que nous n'emportons pas... Tu vas te placer là, sur cette hauteur... tu y seras à merveille pour voir si nous sommes suivis... dans le cas où tu apercevrais quelqu'un, je t'autorise à passer ta colère sur l'indiscret. - Nous y sommes?
Le Remendado
Oui, patron.
Le Dancaire
En route alors...
aux femmes
Mais vous ne vous flattez pas, vous me répondez vraiment de ces trois douaniers?
Carmen
N'ayez pas peur, Dancaïre.
No 21 - Morceau d'ensemble
Frasquita, Mercedes et Carmen
Quant au douanier c'est notre affaire,
Tout comme un autre il aime à plaire,
Il aime à faire le galant.
Ah! Laissez-nous passer en avant.
Carmen, Mercedes, Frasquita et les femmes
Quant au douanier c'est notre affaire.
Tout comme un autre il aime à plaire.
Il aime à faire le galant,
Ah! Laissez-nous passer en avant.
Tous
Il aime à plaire!
Mercedes
Le douanier sera clément!
Tous
Il est galant!
Carmen
Le douanier sera charmant!
Tous
Il aime à plaire!
Frasquita
Le douanier sera galant!
Mercedes
Oui le douanier sera même entreprenant!
Tous
Oui le douanier c'est notre/leur affaire!
Tout comme un autre il aime à plaire,
Il aime à faire le galant.
Laissez-nous/les passer en avant!
Frasquita, Mercedes et Carmen
Il ne s'agit plus de bataille,
Non, il s'agit tout simplement
De se laisser prendre la taille
Et d'écouter un compliment.
S'il faut aller jusqu'au sourire,
Que voulez-vous? on sourira,
Et d'avance je puis le dire,
La contrebande passera.
Choeur
Et d'avance je puis le dire
La contrebande passera!
Frasquita, Mercedes et Carmen
En avant! Marchons! Allons! En avant!
Le douanier c'est notre affaire! etc.
Tout le monde sort. - José ferme la marche et sort en examinant l'amorce de sa carabine; un peu avant qu'il soit sorti, on voit un homme passer sa tête au-dessus du rocher. C'est un guide.
Dialogue parlé
Le Guide
il s'avance avec précaution, puis fait un signe à Micaëla que l'on ne voit pas encore.
Nous y sommes.
Micaela
entrant
C'est ici?
Le Guide
Oui, vilain endroit, n'est-ce pas, et pas rassurant du tout?
Micaela
Je ne vois personne.
Le Guide
Ils viennent de partir mais il reviendront bientôt, car ils n'ont pas emporté toutes leurs marchandises... je connais leurs habitudes... Prenez garde... un des leurs doit être en sentinelle quelque part et si l'on nous apercevait...
Micaela
Je l'espère bien qu'on m'apercevra... puisque je suis venue ici tout justement pour parler à... pour parler à un de ces contrebandiers...
Le Guide
Eh bien là, vrai, vous pouvez vous vanter d'avoir du courage... tout à l'heure quand nous nous sommes trouvés au milieu de ce troupeau de taureaux sauvages que conduisait le célèbre Escamillo, vous n'avez pas tremblé... Et maintenant venir affronter ces bohémiens
Micaela
Je ne suis pas facile à effrayer.
Le Guide
Vous dites cela parce que je suis près de vous, mais si vous étiez toute seule.
Micaela
Je n'aurais pas peur, je vous assure.
Le Guide
Bien vrai?
Micaela
Bien vrai...
Le Guide
naïvement
Alors je vous demanderai la permission de m'en aller. -
J'ai consenti à vous servir de guide parce que vous m'avez bien payé; mais maintenant que vous êtes arrivée... si ça ne vous fait rien, j'irai vous attendre là, où vous m'avez pris... à l'auberge qui est au bas de la montagne.
Micaela
C'est cela, allez m'attendre!
Le Guide
Vous restez décidément?
Micaela
Oui, je reste!
Le Guide
Que tous les saints du paradis vous soient en aide alors,mais c'est une drôle d'idée que vous avez là.
No 22 - Air
Micaela
Je dis que rien ne m'épouvante,
Je dis hélas que je réponds de moi,
Mais j'ai beau faire la vaillante,
Au fond du cour, je meurs d'effroi
Seule, en ce lieu sauvage
Toute seule, j'ai peur,
Mais j'ai tort d'avoir peur,
Vous me donnerez du courage,
Vous me protégerez, Seigneur.
Je vais voir de près cette femme
Dont les artifices maudits
Ont fini par faire un infâme
De celui que j'aimais jadis;
Elle est dangereuse, elle est belle,
Mais je ne veux pas avoir peur,
Non, non je ne veux pas avoir peur!
Je parlerai haut devant elle,
Ah! Seigneur... Vous me protégerez.
Ah! Je dis que rien ne m'épouvante, etc.
Protégez-moi! O Seigneur!
Donnez-moi du courage!
Protégez-moi! O Seigneur!
Protégez-moi! Seigneur!
Dialogue parlé
Micaela
Mais... je ne me trompe pas... à cent pas d'ici... sur ce rocher, c'est Don José.
appelant
José, José!
Avec terreur.
Mais que fait-il?... Il ne regarde pas de mon côté... il arme sa carabine, il ajuste... il fait feu...
On entend un coup de feu.
Ah! Mon Dieu j'ai trop présumé de mon courage...j'ai
peur ... j'ai peur.
Elle disparaît derrière les rochers. Au même moment entre Escamzllo tenant son chapeau à la main.
Escamillo
regardant son chapeau
Quelques lignes plus bas... et ce n'est pas moi qui, à la course prochaine, aurais eu le plaisir de combattre les taureaux que je suis en train de conduire.
José
son couteau à la main
Qui êtes-vous? Répondez.
Escamillo
très calme
Eh là... doucement!
No 23 - Duo
Escamillo
Je suis Escamillo,
Torero de Grenade.
José
Escamillo!
Escamillo
C'est moi.
José
remettant son couteau à sa ceinture.
Je connais votre nom,
Soyez le bienvenu; mais vraiment, camarade,
Vous pouviez y rester.
Escamillo
Je ne vous dis pas non,
Mais je suis amoureux, mon cher, à la folie,
Et celui-là serait un pauvre compagnon
Qui, pour voir ses amours,
Ne risquerait sa vie.
José
Celle que vous aimez est ici?
Escamillo
Justement.
C'est une zingara, mon cher.
José
Elle s'appelle?
Escamillo
Carmen.
José
Carmen!
Escamillo
Carmen! Oui, mon cher.
Elle avait pour amant
Un soldat qui jadis
A déserté pour elle.
José
Carmen!
Escamillo
Ils s'adoraient,
Mais c'est fini, je crois.
Les amours de Carmen
Ne durent pas six mois.
José
Vous l'aimez cependant...
Escamillo
Je l'aime.
Je l'aime, oui, mon cher
Je l'aime à la folie!
José
Mais pour nous enlever nos filles de Bohème,
Savez-vous bien qu'il faut payer?
Escamillo
Soit, on paiera.
José
Et que le prix se paie à coups de navaja.
Escamillo
surpris
A coups de navaja?
José
Comprenez-vous?
Escamillo
Le discours est très net.
Ce déserteur, ce beau soldat qu'elle aime
Ou du moins qu'elle aimait,
C'est donc vous?
José
Oui, c'est moi-même.
Escamillo
J'en suis ravi, mon cher, et le tour est complet.
Tous les deux, la navaja la main, se drapent dans leurs manteaux.
José
Enfin ma colère
Trouve à qui parler.
Oui, le sang, je l'espère,
Va bientôt couler.
Escamillo
Quelle maladresse;
J'en rirais vraiment!
Chercher la maîtresse
Et trouver l'amant.
José et Escamillo
Mettez-vous en garde
Et veillez sur vous.
Tant pis pour qui tarde
A parer les coups.
En garde, allons!
Veillez sur vous! Veillez sur vous!
Ils se mettent en garde à une certaine distance.
Escamillo
Je la connais,
Ta garde navarraise,
Et je te préviens en ami,
Qu'elle ne vaut rien...
Sans répondre, Don José marche sur Escamillo.
A ton aise.
Je t'aurai du moins averti.
Combat; Escamillo très calme cherche seulement à se défendre.
José
Tu m'épargnes, maudit.
Escamillo
A ce jeu de couteau
Je suis trop fort pour toi.
José
Voyons cela.
Rapide et très vif engagement corps à corps. José se trouve à la merci d'Escamillo qui ne le frappe pas.
Escamillo
Tout beau.
Ta vie est à moi, mais en somme
J'ai pour métier de frapper le taureau,
Non de trouer le cour de l'homme.
José
Frappe ou bien meurs
Ceci n'est pas un jeu.
Escamillo
se dégageant
Soit, mais au moins respire un peu.
José
En garde!
José et Escamillo
Mettez-vous en garde
Et veillez sur vous!
Tant pis pour qui tarde
A parer les coups.
En garde, allons!
Veillez sur vous! Veillez sur vous!
Après le dernier ensemble, reprise du combat. Escamillo glisse et tombe. - Entrent Carmen et le Dancaïre; Carmen arrête le bras de Don José. - Le Remendado, Mercédès, Frasquita et les contrebandiers rentrent pendant ce temps.
No 24 - Final
Carmen
Holà! Holà! José!...
Escamillo
se relevant
Vrai, j'ai l'âme ravie
Que ce soit vous, Carmen,
Qui me sauviez la vie.
Quant à toi, beau soldat,
Nous sommes manche à manche
Et nous jouerons la belle
Le jour où tu voudras
Reprendre le combat.
Le Dancaire
C'est bon, c'est bon, plus de querelle,
Nous, nous allons partir.
à Escamillo
Et toi... et toi, l'ami, bonsoir.
Escamillo
Souffrez au moins
Qu'avant de vous dire au revoir,
Je vous invite tous aux courses de Séville.
Je compte pour ma part y briller
De mon mieux,
Et qui m'aime y viendra.
regardant Carmen
Et qui m'aime y viendra!
à Don José qui fait un geste de menace.
L'ami, tiens-toi tranquille, j'ai tout dit,
Oui, j'ai tout dit et je n'ai plus ici qu'à faire mes adieux...
Jeu de scène. Don José veut s'élancer sur le torero. Le Dancaïre et le Remendado le retiennent. Escamillo sort très lentement.
José
à Carmen
Prends garde à toi,
Carmen... je suis las de souffrir...
Carmen lui répond par un léger haussement d'épaules et s'éloigne de lui.
Le Dancaire
En route... en route...
Il faut partir
Tous
En route... en route...
Il faut partir.
Le Remendado
Halte!... Quelqu'un est là
Qui cherche à se cacher.
Il amène Micaëla.
Carmen
Une femme!
Le Dancaire
Pardieu, la surprise
est heureuse.
José
reconnaissant Micaëla
Micaèla!
Micaela
Don José!
José
Malheureuse!
Que viens-tu-faire ici?
Micaela
Moi, je viens te chercher.
Là-bas est la chaumière
Où, sans cesse priant,
Une mère, ta mère,
Pleure hélas sur son enfant...
Elle pleure et t'appelle,
Elle pleure et te tend les bras;
Tu prendras pitié d'elle, José,
Ah! José, tu me suivras, tu me suivras.
Carmen
Va-t'en! Va-t'en! Tu feras bien,
Notre métier ne te vaut rien.
José
à Carmen
Tu me dis de la suivre?
Carmen
Oui, tu devrais partir.
José
Tu me dis de la suivre
Pour que toi tu puisses courir
Après ton nouvel amant.
Non, vraiment,
Dût-il m'en coûter la vie,
Non, je ne partirai pas,
Et la chaîne qui nous lie
Nous liera jusqu'au trépas...
Dût-il m'en coûter la vie
Non, non, non je ne partirai pas!
Micaela
Écoute-moi, je t'en prie,
Ta mère te tend les bras,
Cette chaîne qui te lie,
José, tu la briseras.
Hélas, José!
Tous
Il t'en coûtera la vie,
José, si tu ne pars pas,
Et la chaîne qui vous lie
Se rompra par ton trépas.
José
Laisse-moi,
Car je suis condamné!
Tous
José, prends garde!
José
Ah! Je te tiens, fille damnée,je te tiens,
Et je te forcerai bien
À subir la destinée
Qui rive ton sort au mien.
Dût-il m'en coûter la vie,
Non, non, non je ne partirai pas!
Tous
Ah! Prends garde, prends garde Don José!
Micaela
Une parole encor!...
Ce sera la dernière.
Ta mère, hélas, ta mère se meurt,
Et ta mère
Ne voudrait pas mourir
Sans t'avoir pardonné.
José
Ma mère... elle se meurt...
Micaela
Oui, Don José.
José
Partons... Ah! Partons!
à Carmen
Sois contente, je pars,
Mais nous nous reverrons.
Il entraîne Micaëla.
Escamillo
au loin
Toréador, en garde,
Toréador, Toréador
Et songe bien, oui songe en combattant
Qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend.
Toréador, l'amour t'attend.
José s'arrête au fond dans les rochers... Il hésite, Carmen écoute et se penche sur les rochers. | | Une place à Séville. Au fond du théâtre les murailles de vieilles arènes. L'entrée du cirque est fermée par on long velum.
C'est le jour d'un combat de taureaux. Grand mouvement sur la place. Marchands d'eau, d'oranges, d'éventails etc. | | Choeur
A deux cuartos,
Des éventails pour s'éventer,
Des oranges pour grignoter,
Le programme avec les détails!
Du vin! De l'eau!
Des cigarettes!
A deux cuartos!
Voyez! À deux cuartos!
Señoras et Caballeros.
Pendant ce premier choeur sont entrés les deux officiers du deuxième acte, ayant au bras les deux bohémiennes Mercédès et Frasquita.
Zuniga
Des oranges, vite.
Plusieurs Marchands
se précipitant
En voici.
Prenez, prenez, mesdemoiselles.
Un Marchand
à l'officier qui paie
Merci, mon officier, merci.
Les autres Marchands
Celles-ci, señor, sont plus belles...
Des éventails pour s'éventer!
Des oranges pour grignoter!
Le programme avec les détails!
Du vin! De l'eau!
Des cigarettes!
Zuniga
Holà! Des éventails.
Un Bohemien
se précipitant
Voulez-vous aussi des lorgnettes?
Choeur
A deux cuartos,
À deux cuartos,
Voyez à deux cuartos,
Senoras et Caballeros!
Voyez! Voyez!
Dialogue parlé
Zuniga
Qu'avez-vous fait de la Carmencita? Je ne la vois pas.
Frasquita
Nous la verrons tout à l'heure... Escamillo est ici, la Carmeneita ne doit pas être loin.
Zuniga
Ah! C'est Escamillo, maintenant?...
Mercedes
Elle en est folle...
Frasquita
Et son ancien amoureux José, sait-on ce qu'il est devenu?
Zuniga
Il a reparu dans le village où sa mère habitait...ordre avait même été donné de
l'arrêter, mais quand les soldats sont arrivés, José n'était plus là...
Mercedes
En sorte qu'il est libre?
Zuniga
Oui, pour le moment.
Frasquita
Hm! je ne serais pas tranquille à la place de Carmen, je ne serais pas tranquille du tout.
On entend de grands cris au dehors.. des fanfares, etc.
C'est l'arrivée de la Cuadrilla.
No 26 - Marche et choeur
Enfants
Les voici! les voici!
Voici la quadrille!
Choeur
Les voici! Les voici! Oui les voici!
Voici la quadrille!
La quadrille des toreros,
Sur les lances le soleil brille,
En l'air toques et sombreros!
Les voici, voici la quadrille,
La quadrille des toreros,
Les voici! Les voici! Les voici!
Défilé de la Cuadrilla.
Pendant ce défilé, le choeur chante le morceau suivant.
Enfants et Choeur
Voici, débouchant sur la place,
Voici, d'abord, marchant au pas,
L'alguazil à vilaine face,
À bas! À bas! À bas! À bas!
À bas l'Alguazil! À bas!
À bas! À bas! À bas! À bas!
Choeur
entrée des chulos et des banderilleros
Et puis saluons au passage,
Saluons les hardis chubs,
Bravo! Viva! Gloire au courage.
Voici les hardis chubs!
Voyez les banderilleros,
Voyez quel air de crânerie!
Voyez! Voyez! Voyez!
Quels regards et de quel éclat
Étincelle la broderie
De leur costume de combat!
Voici les banderilleros!
Entrée des picadors.
Une autre quadrille s'avance,
Voyez les picadors! Comme ils sont beaux!
Comme ils vont du fer de leur lance
Harceler le flanc des taureaux.
L'Espada! L'Espada!
Enfants et Choeur
Escamillo!
Paraît enfin Escamillo, ayant près de lui Carmen radieuse et dans un costume
éclatant.
Enfants et Choeur
Escamillo! Escamillo!
Escamillo! Escamillo!
C'est l'Espada, la fine lame,
Celui qui vient terminer tout,
Qui paraît à la fin du drame
Et qui frappe le dernier coup.
Vive Escamillo! Vive Escamillo!
Ah! Bravo!
Les voici! Voici la quadrille,
La quadrille des toreros!
Sur les lances le soleil brille.
En l'air, en l'air, en l'air
toques et sombreros!
Vive Escamillo!
Bravo! Viva! Bravo! Bravo!
Escamillo
à Carmen
Si tu m'aimes, Carmen,
Tu pourras tout à l'heure
Etre fière de moi.
Si tu m'aimes! Si tu m'aimes!
Carmen
Ah! Je t'aime, Escamillo,
je t'aime et que je meure
Si j'ai jamais aimé quelqu'un
Autant que toi.
Carmen et Escamillo
Ah! Je t'aime.
Oui je t'aime.
Quatre Alguazils
Place! Place! Place au
seigneur alcade!
Petite marche à l'orchestre.
Sur cette marche défile très lentement au fond l'alcade précédé et suivi des alguazils. Pendant ce temps Frasquita et Mercédès s'approchent de Carmen.
Frasquita
Carmen, un bon conseil,
Ne reste pas ici.
Carmen
Et pourquoi, s'il te plaît?
Mercedes
Il est là.
Carmen
Qui donc?
Mercedes
Lui,
Don José... dans la foule il se cache;
Regarde.
Carmen
Oui, je le vois.
Frasquita
Prends garde.
Carmen
Je ne suis pas femme
A trembler devant lui...
Je l'attends... et je vais lui parler.
Mercedes
Carmen, crois-moi,
Prends garde!
Carmen
Je ne crains rien!
Frasquita
Prends garde!
L'alcade est entré dans le cirque. Derrière l'alcade, le cortège de la quadrille reprend sa marche et entre dans le cirque. Le populaire skit. La foule en se retirant a dégagé Don José... Carmen reste seule au premier plan. Tous
deux se regardent pendant que la foule se dissipe et que le motif de la marche va diminuant et se mourant l'orchestre. Sur les dernières notes, Carmen et Don José restent seuls, en présence l'un de l'autre.
No 27 - Duo et choeur final
Carmen
C'est toi?
José
C'est moi.
Carmen
L'on m'avait avertie
Que tu n'étais pas loin,
Que tu devais venir,
L'on m'avait même dit
De craindre pour ma vie,
Mais je suis brave
Et n'ai pas voulu fuir.
José
Je ne menace pas, j'implore, je supplie;
Notre passé, Carmen,
Notre passé je l'oublie,
Oui, nous allons tous deux
Commencer une autre vie,
Loin d'ici, sous d'autres cieux.
Carmen
Tu demandes l'impossible,
Carmen jamais n'a menti,
Son âme reste inflexible,
Entre elle et toi, tout est fini.
Jamais je n'ai menti;
Entre nous tout est fini.
José
Carmen, Il en est temps encore,
Oui, il est temps encore...
O ma Carmen, laisse-moi
Te sauver, toi que j'adore,
Et me sauver avec toi.
Carmen
Non, je sais bien que c'est l'heure,
je sais bien que tu me tueras.
Mais que je vive ou que je meure
Non! Non! Non! Je ne céderai pas.
José
Carmen! Il est temps encore.
Oui, il est temps encore...
Ô ma Carmen, laisse-moi te sauver,
Toi que j'adore!
Ah laisse-moi te sauver
Et me sauver avec toi,
O ma Carmen, il est temps encore...
Ah! Laisse-moi te sauver, Carmen,
Ah laisse-moi te sauver, toi que j'adore!
Et me sauver avec toi!
Carmen
Pourquoi t'occuper encore
D'un cour qui n'est plus à toi?
Non, ce cour n'est plus à toi.
En vain, tu dis «Je t'adore»!
Tu n'obtiendras rien, non rien de moi,
Ah! C'est en vain...
Tu n'obtiendras rien de moi!
José
Tu ne m'aimes donc plus?
Silence de Carmen et Don José répète
Tu ne m'aimes donc plus?
Carmen
Non, je ne t'aime plus.
José
Mais moi, Carmen, je t'aime encore;
Carmen, Carmen, moi je t'adore.
Carmen
A quoi bon tout cela?
Que de mots superflus!
José
Carmen, je t'aime, je t'adore!
Eh bien, s'il le faut, pour te plaire,
Je resterai bandit, tout ce que tu voudras,
Tout, tu m'entends, tout,
Tu m'entends... Tout.
Mais ne me quitte pas,
O ma Carmen.
Ah! Souviens-toi, souviens-toi du passé!
Nous nous aimions naguère!
Ah! Ne me quitte pas, Carmen,
Ah ne me quitte pas!
Carmen
Jamais Carmen ne cédera,
Libre elle est née
Et libre elle mourra.
Choeur
dans le cirque
Viva! Viva! La course est belle.
Sur le sable sanglant
Le taureau, qu'on harcèle
S'élance en bondissant
Viva! Bravo! Victoire!
Pendant ce choeur, silence de Carmen et de Don José..
Tous deux écoutent... En entendant les cris de «Victoire, victoire», Carmen a laissé échapper un «Ah!» d'orgueil et de joie... Don José ne perd pas Carmen de vue... Le choeur terminé, Carmen fait un pas du côté du cirque.
José
se plaçant devant elle
Où vas-tu?
Carmen
Laisse-moi.
José
Cet homme qu'on acclame,
C'est ton nouvel amant!
Carmen
voulant passer
Laisse-moi... Laisse-moi.
José
Sur mon âme,
Tu ne passeras pas,
Carmen, c'est moi que tu suivras!
Carmen
Laisse-moi, Don José!...
Je ne te suivrai pas.
José
Tu vas le retrouver, dis...
Tu l'aimes donc?
Carmen
Je l'aime, je l'aime, et devant la mort même,
Je répéterai que je l'aime.
Choeur
dans le cirque
Viva! Bravo! Victoire!
Frappé juste en plein coeur!
Le taureau tombe!
Gloire au Toréador vainqueur!
Victoire!
José
Ainsi, le salut de mon âme,
Je l'aurai perdu pour que toi,
Pour que tu t'en ailles, infâme!
Entre ses bras, rire de moi.
Non, par le sang, tu n'iras pas,
Carmen, c'est moi que tu suivras!
Carmen
Non! Non! Jamais!
José
Je suis las de te menacer.
Carmen
Eh bien! Frappe-moi donc
Ou laisse-moi passer.
Choeur
dans le cirque
Victoire!
José
Pour la dernière fois, démon,
Veux-tu me suivre?
Carmen
Non! Non!
Cette bague autrefois
Tu me l'avais donnée, tiens.
Elle la jette à la volée.
José
le poignard à la main, s'avancant sur Carmen.
Eh bien, damnée...
Carmen recule... José la poursuit... Pendant ce temps fanfares et choeur dans le cirque.
Choeur
dans le cirque
Toréador, en garde, Toréador, Toréador,
Et songe bien, oui songe en combattant
Qu'un oeil noir te regarde
Et que l'amour t'attend,
Toréador, l'amour
L'amour t'attend!
José
Vous pouvez m'arrêter
C'est moi qui l'ai tuée.
Escamillo paraît sur les marches du cirque... José se jette sur le corps de Carmen.
Ah! Carmen! Ma Carmen adorée! |
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